De l’universalisme abstrait et de la précision conceptuelle

En soi, cela n’a rien d’un méfait. Et pourtant, c’en emporte tous les effets. Je parle d’un passage du livre premier de la République, et plus précisément d’un argument, l’un des rares sur lequel s’accordent Platon et Thrasymaque – et cet accord en dit long sur le caractère sous-jacent, axiomatique de l’argument.

Voici le propos de Thrasymaque :

C’est par façon de parler, je pense, que nous disons : le médecin s’est trompé, le calculateur, le scribe se sont trompés. Mais je crois qu’aucun d’eux, dans la mesure où il est ce que nous l’appelons, ne se trompe jamais ; de sorte que, pour parler avec précision, nul artisan ne se trompe. Celui qui se trompe, le fait quand sa science l’abandonne, dans le moment où il n’est plus artisan.

Et voici des extraits de l’échange qui suit. C’est bien-sûr Platon qui pose les questions :

Dis-moi : le médecin au sens précis du terme, dont tu parlais tout à l’heure, a-t-il pour objet de gagner de l’argent ou de soigner les malades? Et parle-moi du vrai médecin .
Il a pour objet, répondit-il, de soigner les malades.
(…) Donc, repris-je, la médecine n’a pas en vue son propre avantage, mais celui du corps .
Oui, reconnut-il.
Ni l’art hippique son propre avantage, mais celui des chevaux; ni, en général, tout art ne sert pas son propre avantage – car il n’a besoin de rien – mais celui du sujet auquel il s’applique .
Ce me semble ainsi, dit-il .
Mais, Thrasymaque, les arts gouvernent et dominent le sujet sur lequel ils s’exercent .
Il eut bien de la peine à m’accorder ce point.
Donc, aucune science n’a en vue ni ne prescrit l’avantage du plus fort, mais celui du plus faible, du sujet gouverné par elle.
Il m’accorda aussi ce point (…). Ainsi, dis-je,le médecin, dans la mesure où il est médecin, n’a en vue ni n’ordonne son propre avantage, mais celui du malade? Nous avons en effet reconnu que le médecin, au sens précis du mot, gouverne les corps et n’est point homme d’affaires. Ne l’avons-nous pas reconnu?
Il en convint.
Et le pilote, au sens précis, gouverne les matelots,mais n’est pas matelot?
Nous l’avons reconnu .
Par conséquent, un tel pilote, un tel chef, n’aura point en vue et ne prescrira point son propre avantage, mais celui du matelot, du sujet qu’il gouverne .
Il en convint avec peine .
Ainsi donc, Thrasymaque, poursuivis-je, aucun chef, quelle que soit la nature de son autorité, dans la mesure où il est chef, ne se propose et n’ordonne son propre avantage, mais celui du sujet qu’il gouverne et pour qui il exerce son art ; c’est en vue de ce qui est avantageux et convenable à ce sujet qu’il dit tout ce qu’il dit et fait tout ce qu’il fait .

Ici, ce n’est donc pas le propos – ce qu’est conceptuellement le but du politique – qui m’intéresse, mais cet argument (non moins idéaliste pour nécessaire qu’il soit à toute démonstration), figurant en toile de fond, de la pureté conceptuelle, argument selon lequel un médecin n’est pas un homme d’affaires.
Cet argument, réconfortant, de la pureté conceptuelle est d’une puissance telle qu’il est quotidiennement mobilisé pour la défense de ce qui a failli ; contre l’échec expérimental de la théorie. C’est au nom de cet argument que si la République torture, comme elle l’a fait sous la IVe, cela n’a rien à voir avec la République. C’est au nom de cet argument que les purges staliniennes ne sont pas le communisme.

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*    *

Se pose cependant la question de la réalité de la réalisation des concepts ; ou même pire : celle de sa possibilité. Et pour des raisons sur lesquelles il y aurait à s’étendre, mais pas ici et maintenant, cette question a une acuité toute particulière pour les grandes notions de la sociologie politique, et de l’Histoire, et du Droit. Cela vaut pour la démocratie, la souveraineté, l’Etat.*

En d’autres termes, et pour reprendre ce qui ne sont donc que des exemples : est-il envisageable que la République rêvée des républicains, ou le communisme projeté par Marx, Engels et Lénine, soient, historiquement, c’est-à-dire dans leur mise en œuvre concrète, exempts de tâche ? C’est-à-dire, si l’on retient l’enseignement de Platon, est-il tout simplement possible qu’ils soient ?

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Il faut ici bien prendre la mesure d’une réponse par la négative. Une telle réponse vide de tout sens les trépignements : « mais la république, ce n’est pas ça ! », ou « La Kolyma n’a rien à voir avec le communisme ». La réponse par la négative veut dire que si, la République, c’est aussi non seulement les crevettes Bigeard, mais aussi la dette publique, les échecs de l’intégration et de l’inclusion sociale etc. Que si, les victimes du goulag sont un cancer du communisme, ce cancer – ou un autre – était génétiquement programmé. Que, le totalitarisme, pour être dévoiement et négation de l’Etat n’en n’est pas moins un prolongement. Que tout dévoiement de l’idéal (ou du concept) n’est pas son inverse, mais la conséquence directe des efforts pour atteindre sa réalisation.

 

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Contre cette affirmation selon laquelle la réalisation du concept est inséparable de sa dévaluation jusqu’à la dénaturation, au moins deux réponses – en fait deux « mises en perspective », très puissantes, ont été proposées.

Premièrement la réponse Kantienne qui voit l’histoire et la politique comme lieu du test et de l’effort pour réaliser la morale dans la nature. Dès lors, résume Léo Strauss, aucun enseignement ne saurait se tirer de l’expérience historique, et il appartient à la philosophie à la philosophie de l’histoire de pointer la possibilité téléologique d’une constitution civile et cosmopolitique parfaite. La réalisation du concept devient dès lors potentialité, perspective du progrès.
Deuxièmement, la réponse Hégélienne de la dialectique. Dans la lecture dialectique de l’histoire, où le concept n’est pas plus achevé que l’enfant qui vient de naître n’est homme , son dévoiement n’est qu’une phase nécessaire (phase « objective », « pour soi ») dans sa réalisation.*

Pour ce qui retient ici mon attention, j’observerai seulement que cet « optimisme téléologique » ne se justifie que par – pessimisme pour le présent ? – la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler l’imperfection actuelle du concept.

Peut-être y a-t-il là matière à revoir définitivement à la baisse les espoirs que nous plaçons dans nos constructions politiques et à suspendre le mensonge quotidien des mots dont nous les affublons.

Pour en revenir à mon exemple, avec un peu moins d’intransigeance dans le concept et plus de taoïsme dans la compréhension du réel, se dirait-on qu’il doit bien y avoir un peu d’obscurité dans la république, on cesserait de s’étonner que la France soit le pays des droits de l’homme ET le pays de la guerre contre-subversive. Cela n’empêcherait en rien la condamnation morale. Mais on y perdrait en bonne conscience ce que l’on y gagnerait en efficacité opératoire de la compréhension. Avec cette idée, sotte, qu’appeler un chat un chat, en tant que condition première d’un débat bien posé, serait probablement le premier pas vers la démocratie, s’il faut vraiment qu’il y en ait une.

Mais bien sûr, ce n’est pas à l’ordre du jour, tout occupé qu’est ce dernier par le trépignement, le fantasme et la grandiloquence – trois vaines agitations de l’esprit ; les favorites des faibles.
Retrait.

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