Le nez dans le ruisseau, la faute à Rousseau…

Parmi les malentendus fondateurs des problèmes actuels, outre celui de la séparation des pouvoirs, il y a la théorie rousseauiste de la loi.


I. Que dit-elle ?

Ce que l’on en retient principalement,et que j’appellerai la doxa, c’est-à-dire :
– que la loi doit avoir un objet de portée général et exprimer une volonté générale.
– que ce qui relève de la décision individuelle doit être confié au magistrat
– qu’il est préférable que celui qui exécute la loi ne soit soit pas celui qui la fait

Et tout ce que l’on oublie plus fréquemment, dont trois hénaurmes réserves :
– que la majorité est aveugle et qu’il faut une sorte de législateur génial et charismatique mais dénué de pouvoir pour guider les hommes (les glossateurs pensent que Rousseau avait en tête le personnage de Calvin et le rôle de ce dernier à Genève) ;
– que ce tout cela convient à une démocratie directe et non à un système représentatif ;
– que la théorie trouve donc à s’exercer à de petites collectivités et non à un grand territoire. Pour illustrer son propos, Rouseau prend l’exemple de la Corse…

Il y a aussi ce dont Rousseau ne se vante pas, mais que l’on oublie aussi un peu vite. A la différence de Machiavel qui était un sordide courtisan et avait pragmatiquement compris la vertu du pragmatisme chez un conseiller du pouvoir, la réflexion de Rousseau n’a rien de pratique. On parle d’un homme qui s’est fendu d’un traité sur l’éducation en ayant abandonné ses propres rejetons.

II. Tout cela rappelé, il faut bien constater la formidable portée de la théorie rousseauiste de la loi sur la modernité politique.

Sur la modernité politique française – et, j’oserais : continentale, étant donné que la France s’est empressée de propage ses idées révolutionnaires en mettant toute l’Europe à feu et à sang à grands coups de canons du nabot corse. (Et en permettant à l’idée de nation forgée par le roi des francs puis contre le roi des francs de prendre corps contre l’universalisme français – mais c’est une autre histoire, lisez Anne-Marie Thiesse.)

Pour toucher du doigt cette portée de la théorie rousseauiste sur le droit, il faut, en refermant les pages de Rousseau sur la loi, ouvrir le discours de Jean-Etienne-Marie Portalis . Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, Portalis, dont le prénom ne rentrait pas dans les case des Cerfa qui n’existaient pas encore, est le « père-du-code-civil », et nous a légué, outre ce pavé rouge encore en vigueur qui traîne sur mon étagère, un « moi, ma vie, mon oeuvre » sur ce travail qu’a été l’élaboration du code civil.

A ceci près que son « moi, ma vie, mon oeuvre » est un plagiat de la théorie rousseauiste. On y retrouve, tartinée à longueur de grandiloquence, toute la doxa.

Mais pas les réserves.

Voilà pour quoi je parle de malentendu : on prend une théorie (abstraite) plus ou moins intellectuellement cohérente, on la met partiellement en vigueur concrètement tout en continuant de prétendre qu’elle est intellectuellement cohérente, ce galimatias s’appelle l’histoire et l’on se permet de tirer orgueil d’y avoir participé.

C’est aussi comme ça que l’on écrit les constitutions à la Française. Le « bloc de constitutionnalité » garde encore de cette pâte rousseauiste. L’article 6 de la DDHC en est pétri (vous savez, le « La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. »). Tout comme la séparation du domaine de la loi et du règlement organisé par les articles 34-37 de la Constitution de 1958.

Voilà, comme ça, c’est écrit dans les textes. Et l’on touche là à toute la puissance du caprice, du trépignement juridique : puisque c’est écrit, ce doit être, crénom.

Tu parles, … Charles….

III. Évidemment, il ne faut pas longtemps pour que le système batte de l’aile.

Normalement, vous savez tout ce qui précède. Ou en tous cas, si vous l’ignorez, ce qui n’est pas grave puisque l’ignorance est devenue une vertu dans la médiocratie dominante, beaucoup de gens le savent encore.

Ce qui m’étonne, c’est qu’autant de gens le sachent et continuent de trépigner : si, si, ça existe, ça doit exister. Mais je suis désolé, non, non, ça ne marche pas.

Reprenez l’actualité des dernières années. Amendements Vivendi (il y a eu ceux sur le droit d’auteur, mais je crois me souvenir d’un autre sur les comptes consolidés). Proposition de loi, puis loi Pétroplus. Une loi pour 500 salariés – même si la loi est « généralisable » elle n’en est pas moins conjoncturelle : tout, y compris la forme du débat et le délai record de son adoption, prouve que ce texte visait d’abord à répondre à une situation particulière. Et ce ne sont que des exemples. C’est bien simple, la première chose que fait tout blaireau qui veut défendre son intérêt personnel, c’est expliquer que son intérêt personnel est en fait l’intérêt général.

Le pire, c’est que le blaireau, à moins que ce ne soit une taupe, vu son niveau de myopie, en est en général convaincu. (Mon libéral de salon ne fait pas exception. Au point que quel que soit mon interlocuteur, je lui retire tout crédit et me mets à bâiller dès qu’il prononce les mots « intérêt général ».) Alors comment fait-on pour y voir clair entre tous ces gens qui se revendiquent de l’intérêt général ?

Qu’on soit pour ou contre son principe (personnellement, anarque, je ne suis ni pour ni contre, je me marre en constatant que le pour ou contre est en général fonction du niveau de revenu auquel peut prétendre mon interlocuteur), le « bouclier fiscal » fut en pratique une mesure de 15 milliards d’euro bénéficiant à une poignée d’individus. Mais si je prends cet exemple, c’est précisément parce qu’il montre fort bien comment des rationalités différentes – sur le mode très tocquevillien, celles de l’égalité et de la liberté – s’affrontent dans l’hémicycle ; comment le législateur arbitre entre des intérêts divergents (ici : la taxation des revenus des uns et des autres).

Le particulier, l’intérêt particulier ne peut être banni de la loi. Et non, l’intérêt général ne se laisse pas appréhender par la somme des intérêts particuliers. Au mieux pourrait-il en être une sorte de centre de gravité, ou leur être transversal, mais faute d’une équation bien claire et d’un beau modèle, il faut accepter que l’on flotte dans l’incertain. Où commence et ou s’arrête l’intérêt général ? La seule réponse possible est: « ça dépend… » Et l’absolu devient relatif.

Bref, je répète ce qui est partout dans ce blog : « l’intérêt général » rousseauiste, c’est-à-dire l’intérêt général qui pourrait être manifesté, révélé par la loi, n’existe pas. Il n’y a- je corrige – la loi n’est qu’un arbitrage fluctuant, conjoncturel et malhabile entre intérêts particuliers plus ou moins bien formulés – arbitrage lui-même dépendant de l’agrégation mouvante de ce que la « majorité » myope croit être son intérêt. J’entends ici par majorité un petit nombre d’individus à même d’emporter la décision du « législateur ».

Un terme décidément bien loin de celui de Rousseau. En comprenant cela, en le creusant un peu, en le replaçant dans le contexte de cette maladie culturelle qu’est l’individualisme issu des lumières, on comprendrait pourquoi il ne peut pas ne pas y avoir de « crise de la représentation ». La crise-de-la-représentation n’est un sujet que pour les pseudo-intellos qui parlent d’une voix grave sur France-culture et croient encore ou font mine de croire à l’impossible conciliation du système représentatif et de la doxa rousseausite. La crise de la représentation, ce n’est pas « le pacte social » qui explose ; c’est juste qu’on commence à voir le vide à travers les planches. Et ce vide, c’est homme.

« Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes » ? Oui, oui, Jean-Jacques. Mais dans la vie réelle, le législateur, il patauge dans le ruisseau.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s