Médiocrité du web

Dans un ouvrage publié en 2007, on trouvait pour mesurer la quantité totale du savoir de l’humanité le chiffre de 10^20 octets. Et cette prophéties de haut vol : « l’information présente sous forme de textes, d’images ou de photo sur papier », « information analogique dont la croissance est faible » devait être très « largement dominée » dans les cinq ans ; tandis qu’exploserait l’information numérique stockée sur les différents supports. Et la fameuse loi de Moore était ici invoquée comme il se doit.

Bien, je suppose donc que nous avons depuis 10 ans pulvérisé ce chiffre de 10^20 octets, mais pour quel résultat ? Comme toujours la quantité nuit à la qualité.

Quel que soit le sujet une recherche approfondie sur Internet me laisse sur ma faim. Les travaux sérieux – c’est-à-dire sourcés et critiques – y sont une perle rare. Le reste est un épouvantable galimatias de médiocrité ; les plus inférieurs copient les autres, et tous se copient à tel point qu’on ne sait plus d’où vient l’infériorité première.

Peut-être faudrait-il se limiter à quelques sites ; vraies encyclopédies en ligne, publications spécialisées : des prolongements de la vie universitaires, la vocation originelle de l’Internet dans l’idée de ses concepteurs ; avant que les demeurés, les incultes et les illettrés ne s’en emparent ; pour y déverser leurs platitudes.

Peut-être n’est-ce qu’un temps ? Le temps que les immenses archives du savoir humain soient acquises, numérisées, archivées, indexées ? C’est en cours : la marche progresse. Mais, s’il n’y a pas de crime à donner de la confiture aux cochons, c’est une fable que le repas les rendra moins cochons. Car non, numériser et mettre à disposition un contenu ne lui fait pas pénétrer les cerveaux*. Il reste l’infranchissable barrière de l’effort, de la langue, de la compréhension et celle-là reléguera à jamais ces contenus au dernier rang des résultats de recherche.

J’incriminerais bien la publicité, mais elle ne peut, au pire, qu’empirer la sélection adverse. Jean-Baptiste Say s’est planté : la demande, débile, appelle l’offre, débile. La loi du nombre l’emporte. Il n’est de portail qui ne cède à la dictature la démocratie de marché. Les grands moteurs de recherche ne sont pas plus coupables que les grands « supports de presse ». La bien-nommée peoplisation œuvre à plein. Le génie de l’algorithme de google est sa vulgarité : suivre la tendance.

(La faire ne serait – n’est – pas mieux, si l’on voulait décrire l’ineptie par l’autre bout. Tout se subsume en ceci que le bêlement du mouton est l’exact inverse de la parole ; un vivant plaidoyer pour l’abattoir et la raison d’être du berger et du boucher : la cohérence informulée du système. Passons – d’ailleurs que faire d’autre ?)

Toujours est-il que ce qui devait, pourrait, être un puits de savoir n’est que le reflet – déformé par l’amplification, dans le jeu d’ondes moins modélisable mais sans doute tout proche de celui des marchés, eux aussi dématérialisés, qui eux aussi sur-réagissent – d’une surface sale, infâme. Surface chronologique d’une humanité frappée d’amnésie – hors, c’est entendu, ses crises de bonne conscience mémorielle ; surface morale d’un abîme de monstruosité ; surface « intellectuelle » d’un marécage de sottise, l’intelligence restant elle cachée au fond – à fermenter, sûrement, mais quelle raison y-a-t-il de croire, pour la culture, à cette promesse alchimique et biologique de la fécondité du pourrissement ? Passons, là aussi, cela vaudra mieux.

De ce point de vue, le long moyen-âge s’allonge encore ; rien n’a jamais changé et le rêve photophore des Lumières et des hussards noirs a vécu ; le savoir comme dans la nuit médiévale, reste ésotérique, concentré dans des cloîtres, même numériques, même ouverts sur l’infini des connexions. L’ésotérisme n’existe que pour l’ignorant. Ce n’est pas la connaissance qui est fermée : elle n’est qu’ouverture ; quelle que soit l’époque, les savants n’ont jamais cessé de communiquer par delà les enclavements. La communication, la disponibilité du savoir est une condition de la connaissance ; nécessaire, non suffisante. Ce n’est pas la connaissance qui est fermée au monde ; c’est le monde qui s’y ferme.

Retour aux livres, donc. Aux bibliothèques, à la forêt et aux songes, c’est tout un.

Aux songes ? Au moins à celui-ci. Qu’un jour, la publicité soit interdite ; qu’un jour, soient démantelés les « géants du web » au profit d’une atomicité imposée des acteurs de l’information ; qu’un jour passent à l’autodafé les rayons « culture » des grandes surfaces ; avec les marchands qui les gèrent, et leurs rampante clientèle – d’électeurs inscrits, on ne peut faire pire, en mal de divertissement.

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* je cite ma source qui détaille le calcul de cette estimation : Jean-Paul Delahaye, Complexités – Aux limites des mathématiques et de l’informatique, Paris, Belin, 2007, 256 pages. Un ouvrage très décevant ; sur ce sujet, Hoffstader est de loin plus passionnant.
** Hélas, la fable est en vogue.

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