Prophylaxie culturelle

De tout puissant, l’on – la société, de sa masse à ses esprits les plus éclairés – pourrait et devrait à vrai dire ne retenir que l’infâme. Car l’envie même de s’élever présuppose la conscience de sa propre médiocrité ; consubstantielle de l’individu dès le plus jeune âge. L’infériorité d’un être se mesure à ses rêves de grandeur.

Dans l’enfance de tout « puissant », il y a un morveux trépignant : « quand je serais grand, je serais président de la république » ; humilié de n’être pas davantage : un faible ; un ego qui a besoin de reconnaissance : un faible ; un traître qui ne dit pas ce qu’il pense : un faible ; un lâche qui joue de sa force pour s’imposer : un faible. Rien n’est plus infondé que ce terme de « puissant ».

Je fais reproche à Jünger d’avoir fait d’Eumeswill une uchronie, lui permettant de définir l’anarque par rapport à la figure du Condor ; et du Condor un tyran d’opérette, trop beau pour être vrai.

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Omni postas a deo, en voilà une ânerie. La force de Machiavel est d’avoir monté que tout régime – même la pire tyrannie – repose en définitive sur l’assentiment de la masse. Ce n’est pas comme on le lit parfois un abaissement des fins du politique : c’est un abaissement de son fondement. Littéralement, Machiavel a assis le politique dans la boue.

Mais même ainsi, le Florentin était encore au-dessus du réel. Sans doute qu’on n’avait pas encore de son temps assez tâté du régime démocratique pour toucher du doigt combien le pouvoir se conquiert surtout par la veulerie ; et c’est le plus souvent à cette inférieure qualité de l’âme qu’est proportionnelle l’élévation politique de l’individu.

Cela n’empêche, soit dit en passant, de trouver fort veule dans les ornières. C’est qu’il faut pour monter mettre l’intelligence au service de la veulerie. Pareil abaissement n’est pas donné à tous.

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Le pouvoir n’est que la capacité de contrainte. Il fallait tout le masochisme humain pour jauger la grandeur d’un homme à sa capacité de nuisance (qu’on me pardonne cette approche trop rapidement libertarienne de la contrainte). Et quelle grandeur… On oublie un peu vite que le bacille de la peste est un parasite du rat. Un petit père des peuples, un führer ne sont en comparaison que des rhumes. Alors l’édile des démocraties actuelles…

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M’accuse qui voudra de relativisme à la petite semaine, mais si l’on veut bien remettre les choses à la place qu’elles ne devraient jamais quitter, les États ne sont que de temporaires découpages géo-sociaux inventés par une espèce récente quoique invasive perdue sur une planète de taille modeste – 12 000 km de diamètre – gravitant autour d’une étoile de taille très moyenne à la périphérie d’une galaxie qui en compte cent milliards, étant bien posé qu’il existe quelques cent milliards de galaxies. L’évidence est qu’il faut dans ces conditions, pour aspirer à la puissance ou se penser « puissant » une infériorité profonde : à l’infériorité intellectuelle que confère la myopie s’ajoute l’infériorité morale de ne pas faire mieux qu’un chien qui urine.

Ce que sont les puissants : des chiens qui urinent. Une fois les choses remises dans leur juste proportion cosmique, il n’y a pas plus de classe à manipuler des millions d’esprits faibles ou à s’accaparer une ressource énergétique par les armes qu’à piétiner une fourmilière ou, pour un sac à puces, à régner sur la ruelle des poubelles. Du chien méchant, les puissants ont tout le ridicule – si ce n’est que, puissants uniquement par la société qui les porte et leur concède leur place, ils pourraient bien même, sans elle, n’être que la flaque d’urine.

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Je n’entend pas seulement par là que le « tout puissant » Staline – une vraie merde d’homme, en vérité – est mort seul en croupissant dans son urine. Mais d’avantage que Staline, et l’imbécillité stalinienne, sont la marque – heureusement, forcément éphémère – que cette époque a laissée dans le sang et sur le sol russe. Un exemple parmi d’autres : voyez la Mer d’Aral.

Notre conception de l’élu doit encore trop au mythe judéo-chrétien – à cette idée que l’élu est extrait, élevé au-dessus. La leçon démocratique est autre, et rejoint la leçon du marché. De même qu’un mannequin n’offre finalement que le visage le plus banal du monde, l’élu n’est qu’un précipité, un exsudat qui ne se recueille qu’au centre de gravité de la vulgarité sociale. Et là où suinte pareille suppuration, il est inévitable qu’elle occasionne une brûlure.

On le note : cette logique qui produit aussi bien le mannequin que l’élu est celle d’une régression linéaire – au sens très certainement d’une minimisation des écarts-types ; mais aussi, probablement, au sens d’un retour moral à une sociabilité de pithécanthropes et de dos argentés.

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Dans la pensée hégélienne du grand homme ou le fantasme rousseauiste du législateur, la figure qui se profile n’est pas celle d’un prétendu puissant – mais au contraire celle de l’homme d’État – à entendre à la fois comme celui qui se donne à l’État et comme homme de l’État : serviteur dévoué ; et non maître tout « puissant ».

Et puisqu’il n’est pas si difficile de déparer le bon grain de l’ivraie – on ne voit pas qu’un serviteur aspire à punir l’outrage et le lèse majesté – il serait temps que l’histoire politique, les historiens et les journaleux, ce serait un premier pas, apprennent à reconnaître un paillasson quand ils en voient un.

En attendant, qui sait, le plus grand service que l’humanité pourrait se rendre : proscrire systématiquement ceux de ses individus qui aspirent à la domination. Prophylaxie culturelle pour l’avenir.

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