Il faudra que je dise un jour quelque mot de 0r-n4 – probablement l’être le plus libre que j’ai rencontré.
Je dois notamment à 0r-n4 d’avoir attiré mon attention sur cette divagation de Mallarmé qui m’avait échappée et que j’ai lue trois fois ; une première fois pour me déshabituer de la langue facile et sans heurt qu’il me faut quotidiennement pratiquer, au profit de cette manière d’écriture si propre à l’auteur, un peu maniérée mais qui, comme aucune autre, condense et fait vibrer les mots ; une seconde fois pour m’assurer d’avoir bien saisi la réflexion dans son ensemble et une troisième enfin, pour en goûter jusqu’au bout les exactitudes.
L’une, d’occasion, superficielle et méchante parce que vraie et toujours vraie à plus d’un siècle de distance sur les travers français des acteurs, ceux-là même qui rendent pour moi impossible d’entendre sans la subir la version française d’un film.
L’autre à peine esquissée en quelques mots, au début et à la fin, sur la nature intrinsèque du personnage d’Hamlet, mots qui pourtant se suffisent car criants de vérité jusqu’à l’extrême douleur.
Un regret peut-être : qu’ils laissent peut-être planer l’ombre d’une contradiction entre deux éléments : le fait que le personnage d’Hamlet est, littéralement, le seul à « exister » dans cette pièce ; et ce qui touche à la place et au rôle d’Ophélie.
Il est vrai, Mallarmé dit fort bien comment la flamme de ce personnage est à la fois éteinte et entretenue par Hamlet, et évoque, fort bien également, la bipolarité entre la « presque nudité sombre » de l’un, et la blancheur virginale de l’autre. Je fais partie de ceux qui pensent que le personnage d’Ophélie ne peut cependant se résumer à cette « vierge enfance objectivée » – c’est-à-dire : à sa fonction scénaristique de contrepoint et de miroir.
Si aucun des deux – comme Roméo et Juliette – ne survit à « ce cauchemar qu’est l’entrée dans l’âge adulte » (désolé d’en appeler ici à cette référence très en-deçà de Shakespeare, mais l’idée me semble quand même adéquate), Ophélie n’est pas moins aux premiers pas de la féminité qu’Hamlet aux premiers pas de la virilité. Et c’est là qu’elle me semble se disjoindre d’Hamlet, car porteuse d’un imaginaire et d’une symbolique autres que ceux du vêtement noir et de l’épée. Autres, et j’ajoute qu’ils n’en sont pas l’exact inverse – juste sous la surface, Ophélie est déjà de l’autre côté du miroir.
A cet égard, je ne vois pas un mythe mais deux dans cette pièce : l’un, celui d’Hamlet, voulu et admirablement réussi par Shakespeare ; et l’autre, celui d’Ophélie, qui lui a échappé pour suivre son propre cours et dont je me demande s’il n’a pas, depuis que Mallarmé a écrit ses lignes, plus encore marqué la culture occidentale : il faut dire que l’image d’Ophélie dans l’eau a pour elle, justement, la puissance de l’image et que cette culture s’est lentement mais sûrement entichée d’images jusqu’à la folie.
A peu près à l’époque ou Banville écrivait ses vers, Rimbaud, lui, évoquait la blanche Ophélie :
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir
*
* *
Mais dans le texte fulgurant de Mallarmé, frappe encore l’imbrication des « doubles postulations » – si l’expression est de Baudelaire (explicitation dans Fusées des spleen et idéal des Fleurs) il faut croire que cette vision de la « tragédie intime et occulte » est d’époque, et que les entités freudiennes et le monologue intérieur qui s’en est littérairement suivi, n’en ont été que la prolongation pour ne pas dire l’exploitation.
Imbrication des acteurs intérieurs, réplication – et je ne puis croire que Mallarmé n’y ait pensé – du théâtre dans le théâtre shakesperien, érigeant la scène qui accueille le mythe en miroir – nous y revoilà, le thème est aussi mallarméen – de la psyché humaine, imbrication donc puisqu’en chacun figure, juste sous la surface, Hamlet, Et qu’en Hamlet se trouve quelque « dualité morbide » entre le fou et, juste sous la surface, l’Ophélie en lui.
Reste que cette seconde affirmation ne me persuade qu’à demi. Car, oui, le drame d’Hamlet est « solitaire » – et sa presque nudité sombre m’évoque moins Goya qu’elle ne convoque ce « jeune homme vêtu de noir, qui me ressemblait comme un frère » : oui, cette immortelle ressemblance, mentionnée en fin de texte, au corps probablement défendant de Mallarmé qui vole loin au-dessus des pleurnicheries romantesques, m’est comme un écho à la Nuit de décembre. Si tragédie intime il y a c’est parce que les « fatalités départies par le malheur » interdisent à Hamlet cette autre voie, dans laquelle pièce il n’y aurait, où Ophélie lui serait accessible.
S’il y a de l’Ophélie en Hamlet, il n’est pas certain que ce soit comme alter-ego, au contraire. Ophélie, la mort d’Ophélie, sont une réponse au mythe de Narcisse. Ce qu’Hamlet contemple dans la rivière, ce ne sont pas ses propres yeux, mais le regard de l’ange (de la) mort, la promesse de l’au-delà, la fragile impermanence de la pureté. Aussi, je crois à l’altérité essentielle d’Ophélie ; aussi étrangère à ce monde que l’étincelle, de sagesse et de feu primordial, enchâssée dans l’humaine boue par le plus sadique des démiurges de la gnose.
A moins, mais avec une conclusion similaire, de ne renverser l’histoire de Narcisse à la façon de Wilde et d’accepter Ophélie comme figure même de la rivière héraclitéenne – aimant Hamlet, car trouvant dans le désespoir de ses yeux le reflet de sa propre impossible, éphémère, beauté.