Mon chautauqua. Une bribe.
L’un de mes anciens étudiants m’a l’autre jour adressé l’un de ses travaux. Le bougre est brillant et son document intéressant mais je n’ai encore pu lui faire de retour, faute de temps et d’avoir une réponse honnête, claire et définitive à sa formule de civilité composée dans les termes suivants « Chère incarnation du pessimisme anthropologique, je vous salue. »
Mon premier réflexe fut de lui rappeler un échange qui remonte maintenant à plusieurs mois, dans lequel, en bon ‘enseignant'(1), j’avais tenté de ménager chèvres et choux. Certes, lui disais-je, il existe des personnes honnêtes, droites et généreuses ; mais j’ai dans ma vie(2), deux fois plus longue que la sienne, et dans mes métiers, autrement plus propices que le jardinage à l’éclosion du cynisme et de la paranoïa, eu le déplaisir de croiser une infinie quantité d’abrutis, pétris d’une couardise ordinaire sous un horizon borné ; un bon paquet d’arrivistes forcenés prêts à trahir la plupart de ceux qu’ils côtoient pourvu que le pognon et ou le pouvoir et ou la gloire soi(en)t au rendez-vous ; un paquet, de bonne taille également, de ces jaloux étranges que rend malades la seule idée qu’un autre puisse gagner de l’argent ; et un nombre significatif de vrais salauds – pas des demis, non, de vraies ordures abjectes.
(Ordures dont, pour autant qu’on me demande mon avis, on gagnerait à se débarrasser promptement plutôt qu’au mieux, de les enfermer et de les nourrir, au pire de les récompenser, de les laisser libres de nuire, voire de les élire)
– naturellement, je n’ajoutais pas alors cette dernière parenthèse, susceptible d’entacher le ménagement professoral du mix capri-caulique.
A la réflexion, mon premier réflexe fut donc probablement hypocrite.
La vérité malheureuse est qu’en 45 ans sur cette planète, je n’ai guère rencontré que cinq personnes que j’ai jugées à la fois raisonnables et dotées d’une colonne vertébrale droite ; le premier est mort, je vis avec la seconde, et les trois autres sont des amis dont j’admire la ténacité et la résistance aux tracasseries du quotidien. Et je dis d’emblée que n’ai ni leur sagesse, ni leurs vertus. Cinq personnes, et c’est tout.
Le reste de mes proches n’est pas sans vertu, mais leurs vertus n’inclut pas ce mélange de raison et de morale qu’exigerait, du point de vue de la philosophie politique, un début d’optimisme anthropologique. J’ajouterais que leurs opinions politiques (vous entendez mon soupir ?) s’accommodent finalement du statu quo actuel… ce qui, en soit, me condamne à un certain pessimisme- pour ne pas dire un pessimisme certain.
Le reste de mes proches donc.
A un niveau ou à un autre, tous présentent des traits qui tuent tout optimisme fondateur d’une idée politique réunissant irénisme et pragmatisme. Soit parce que leur approche est d’emblée guerrière. Soit, pour les humanistes, parce que leur goût pour le confort et le fric fait de leurs hautes aspirations une mascarade pitoyable et cautionne chaque seconde ce qu’ils dénoncent par moment.
Et puis il y a, aussi, les cas notoires de trahison. Notoires mais si fréquents hélas. Ceux qu’enfant, on admirait comme des pères et des modèles, et dont on s’est aperçu en vieillissant, qu’ils n’étaient que de vaniteuses outres vides. Ceux, si nombreux, qui attendent de vous des choses qu’ils n’attendent pas d’eux-mêmes. Ceux qu’on estimait faute de les avoir pris en flagrant délit de sottise éhontée, et qui se sont, finalement et bellement, révélés moutons bêlant ne voyant pas plus loin que le bout d’un museau fort aplati. Ceux dont on se croyait proche comme par télépathie et qui, après avoir déçu toutes les attentes, ont sniffé une poudre d’escampette – pourquoi ? ne pas souffrir de l’image d’eux-mêmes qu’ils croyaient voir dans nos yeux ? Ceux dont tout, discours et attitude, faisait escompter un soutien et qui se sont à l’expérience, avérés n’avoir que la solidité du sable et des apparences. Ceux qu’on a gardé, après qu’ils aient menti, trahi, trompé.
Ma famille et mes amis donc. Qui le sont, qui l’ont été ou qui le seront ; et que j’aime malgré tout, tous – y compris ceux que j’ai de moi-même passés en pertes et profits. Et pardon aux rencontres récentes qui n’ont pas encore rejoint ces cohortes – je ne leur demande que, mais c’est énorme, n’est-ce pas, de continuer à me surprendre comme j’essaierai, pour ma part, de les surprendre – en essayant, au maximum (et dans les limites) de ma volonté ??? et de mes capacités, d’être l’être que je les voudrais être (dit de la sorte, je suis certain que c’est plus clair).
Mais oui, mon ancien étudiant a raison.
Et quand j’y pense vraiment, oui, le saut dans l’abîme m’apparaît comme la seule réponse au problème soulevé par l’humain. Le suicide n’est après tout que la forme ultime du retrait – une dans laquelle on ne s’encombre plus d’autarcie et d’autosuffisance(3).
En attendant, retrait.
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(1) Je hais ce mot. Il y a dedans l’idée de marquer au fer.
(2) A l’occasion, il faudra que je me fende de deux mots sur l’altruisme ; mais ce sera plutôt une fiche de lecture sur le presque excellent bouquin de Terestchenko. Pour mon chautauqua, puisque c’en est le principe, je m’en tiendrais à mon expérience.
(3)… si l’anarque choisit de ne pas régner, le suicidé pousse jusqu’à l’extrême conséquence métaphysique le renoncement à exercer son empire sur les choses. En ce cas, l’autarcie, comme principe de préservation est l’exact tempérament qui rend la position tenable – au sens propre « vivable ». Quant à ce que découle de cet équilibre un individualisme égoïste somme toute banal… me reste à réfléchir à une théorie anarque du suicide, et à creuser la relation entre anarquie et individualisme.