L’histoire qui suit est entièrement véridique.
C’était une ville de province – peu importe laquelle. Une ville qui se voudrait et pourrait touristique et a pour cela de beaux appâts ; mais on y croise un nombre terrible d’hommes ravagés par l’alcool, et pour qui commet l’erreur de renoncer au buffet de son hôtel, il est le dimanche matin impossible d’y trouver un café où petit-déjeuner.
Seule exception : la terrasse d’un de ces fast-foods dont l’enseigne ressemble tant à ce clown psychopathe d’un roman de gare. Et ce dimanche-là, les clowns et les psychopathes y abondaient : un des poivrots du quartier venait de haranguer puis d’insulter les consommateurs attablés au soleil quand s’installèrent en nombre de bruyantes sportives. Malheureusement pour moi, la ville avait choisi ce jour pour organiser un rallye quelconque, et la rue piétonne était envahie de gens ridiculement attifés.
Je ne sais pourquoi les européens, qui se vêtent d’ordinaire comme des flaques d’eau, éprouvent le besoin de se déguiser en caricatures de perruches dès qu’ils vont se livrer à une activité physique grégaire et imbécile. Or, leurs tenues, en plus d’être hideuses, ne sont pas pratiques. Si bien qu’entre deux des perruches à dossard s’engagea ce dialogue édifiant :
– Tu sais à quelle heure ça se termine ?
– Non… ah, j’allais regarder sur Internet, mais habillée comme ça, je n’ai pas pris mon portable.
– Moi non plus. Sans, on se sent tous nus…
– Ouais… C’est là qu’on se dit…
Et là : blanc. Le verbe dire, d’ordinaire transitif, se retrouva en suspens, privé de complément d’objet, face au vide, le temps qu’un nuage passe, et que la conversation dans l’impasse reparte sur un sujet nettement plus superficiel – je ne saurais dire lequel, car j’étais à ce moment-là fasciné par ce que je venais d’entendre et de constater : l’incapacité manifeste de ma contemporaine à, à haute voix, formuler, analyser, conceptualiser sa dépendance au savoir disponible, à des cycles dopaminergico-narcissiques, bref, à tout ce qu’entretien aujourd’hui un téléphone portable. Son incapacité à aller jusqu’à la conséquence ultime de cet état de fait : aurait-elle deux sous de cervelle, elle jetterait son i-truc dans la première poubelle disponible.
Sur le coup, je m’en tenais à ce fait seul, le trouvant en lui-même incroyablement signifiant. Mais avec le temps et le recul, il me semble que chacun des détails de cette anecdote est connecté aux autres et à l’angoisse de cette chute – la ville touristique, l’impossibilité d’une terrasse dotée d’un minimum d’âme, cette mascotte de clown avide, les vaticinations des alcooliques, les couleurs trop vives des tenues de sport et finalement, comme une clé de voûte, ce dialogue qu’on aurait dit de Ionesco ou de Tardieu.
C’est là qu’on se dit…
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* *
Sans transition mais pas sans un lien du type même de la connexion que j’évoquais à l’instant. J’exècre les donneurs de leçons et par conséquent aussi bien le Fig que Libé, mais j’ouvre ces feuilles de choux régulièrement – dans les cafés, dans les avions – ne serait-ce que pour bien garder en tête les raisons de mon aversion.
Découpant hier soir pour un collage un numéro de Libération daté du 28 novembre 2017 et destiné à l’allumage de cheminée, je tombe sur cette si humaniste brève : « 139 C’est le nombre de soldats dont la condamnation à mort pour mutinerie a été maintenu par la haute cour du bangladesh. »
Ne serait-elle à vomir, cette préoccupation pour la statistique, loin devant l’humain, serait comique. Et qu’on ne s’y trompe pas, la suite est du même tonneau.
« La mutinerie avait éclaté en 2009 (…). Les mutins avaient volé 2500 armes (…). Au moins 57 (sic.) officiers avaient trouvé la mort. Leurs corps mutilés avaient été jetés dans les fosses communes. Au total, 74 personnes avaient été tuées par les mutins, la plupart dans des conditions atroces : torturées, dépecées ou encore brûlées vives ».
OK. Voilà le lecteur fort avancé. On apprend tellement en lisant Libé. Et comme chez Libé, on est les gentils, il est important que le lecteur sente combien les tortures atroces, c’est mal.
Allez savoir pourquoi, ça m’a rappelé Ray Bradbury.
« Peace, Montag. Give the people contests they win by remembering the words to more popular songs or the name of state capitals or how much corn Iowa grew last year. Cram them full of non-combustible data, chock them so damn full of « facts » they feel stuffed, but absolutely ‘brillant’ with information ».*
C’est là qu’on se dit…
Tiens, j’ai des plumes de perruche qui me poussent dans le dos. Retrait.
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*Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Ballantine Books, New York, 1953