J’ai cité ailleurs Tony Hillerman sur la conception navajo de la richesse, à laquelle j’adhère totalement. Cela faisait bien longtemps que je souhaitais le citer sur la conception navajo du temps. Je saisis donc l’occasion d’éclairer une sombre histoire de myrtilles pour le faire.
« (…) ce qui, pour moi, est le plus difficile à comprendre, et c’est également extrêmement difficile à comprendre pour les autres Indiens c’est [la] manière [qu’ont les Navajos] de considérer le temps. Ils ne le voient pas comme nous en tant que concept linéaire, en tant que mouvement constant allant toujours dans le même sens. Pour eux, ce n’est pas un continuum, un mouvement régulier. Ils se le représentent sous la forme de blocs. De rencontres. Et par voie de conséquence, des mots comme « en avance » ou « en retard » n’ont pour eux aucun sens. Car si Joe doit voir Pete, le moment de leur rencontre est celui où ils se rencontrent et personne ne peut être ni en avance ni en retard… Et cela rend fous les indiens qui vivent alentour (…). Les navajos ne sont jamais là où ils sont censés être. Les autres indiens appellent cela ‘l’heure navajo’, ce qui signifie ‘Dieu sait quand’ »(a)
Quelques commentaires, pour moi-même et sans idée de manœuvre.
Je suis souvent frappé du point auquel nous appréhendons bien davantage le temps comme irrégulier.
Il y a des périodes de stase temporelle – des vacances où l’on oublie quel jour on est, des bars, très rares, ceux que je préfère, où le temps semble cesser de couler ; les heures qu’on ne voit passer, sur un canapé dans les bras de l’être aimé, et le jour pointe comme par surprise.
La vision navajo du temps telle que décrite par Hillerman me semble très proche de celles que l’on trouve parfois en littérature. Chez Proust, peut-être parfois, où le moment s’impose – je pense aux carafes de la Divone. Mais plus encore chez Conrad, dont les romans sont comme des suites de tableaux – de moments. L’appréhension du temps en termes de « moment » est nécessairement discrète. Rien d’étonnant que la langue ne s’en soit saisie. L’essence du langage est d’établir des catégories discrètes. La littérature ne peut qu’être mal à l’aise avec les continuums.
Bref, s’il y a une magie des mots, je crois qu’elle réside entre autres dans leur capacité à dire les stases – les stases des extases. Extase : un ici et maintenant qui se prolonge ? Je pense à Suarès qui, me semble-t-il, écrit quelque part que l’homme est fait pour l’instant ou pour l’éternité.
Bon ; et bien loin de l’extase, ces historiens qui évoquent le « moment Machiavel ». La nausée qui vous prend est légitime, mais…à la question : Avons-nous vraiment « une » conception du temps comme « mouvement régulier » ? je crois que la réponse est non.
Au-delà des stases, il y a ces moments où le temps passe infiniment vite ; et ces « minutes RATP » où l’on est en retard et où le métro, ou le train, met un temps fou à arriver. Et j’en rajoute : la perception déformée du temps fait partie des expériences les plus curieuses de dissociations sous stress.
Si vous me suivez, notre expérience de l’histoire est celle d’une « vitesses variables » des phénomènes, avec des coups d’accélérateurs et des catastrophes. Plus proche des tas de sable de Per Bak que des sabliers de la faucheuse.(1)
Bref, je pense que l’appréhension du temps comme mouvement uniforme et régulier doit beaucoup à l’invention des horloges et de la physique. Le cadran solaire, en comparaison, offrait encore es heures variables et d’un découpage du temps plus saisonnier. La révolution a dû se faire avec le sablier ou la clepsydre à laquelle panta rhei s’applique mieux encore qu’au fleuve.
Sur 300 000 ans d’humanité, c’est récent. Une invention certainement de société organisée pour produire ; qui était aussi celle d’Horace et du carpe diem. Cette époque folle dont nous avons hérité et qui, contre toute sagesse a inventé « la course contre la montre ». (C’est, je crois, le genre de catastrophe qui se produisent immanquablement quand se rencontrent les intérêts des jouisseurs et des productifs(2) – deux composantes de la lie humaine beaucoup plus miscibles qu’il n’y paraît et que ne le prétend la fable La cigale et la fourmi).
Un raisonnement prétendant que les cadences infernales des uns font la société des loisirs des autres serait évidemment simpliste, stupidement simpliste. Parce qu’historiquement, la société des loisirs résulte largement d’une lutte sociale contre les cadences infernales ; parce que, structurellement, les loisirs sont, comme débouché, nécessaires au système d’accumulation capitaliste par le consumérisme. Parce qu’aussi, et bêtement pragmatiquement, j’ai maintes fois constaté que le temps de travail est l’une des choses les moins bien réparties du monde. Du sommet au bas de l’échelle des revenus, je connais des gens qui travaillent d’arrache-pied et d’autres qui ne fichent rien. Enfin, je suppose qu’il y a, parmi les origines de cette inégale répartition, l’inégale répartition de la capacité de chacun à valoriser auprès des autres ce qu’il fait, à trouver ou ne pas trouver des planques, à libérer ou encombrer son agenda.
En revanche, ce qui est certain, c’est qu’une conception normée et linéaire du temps offre un cadre commun indispensable à l’intensification des activités productives(3). Quant à la conséquence de cet état de fait, le proverbe l’énonce si bien. Le temps c’est de l’argent. Et la dystopie de Time out(4) n’est guère que d’un cruel réalisme.
Alors ? Tout cela pour quoi ?
Eh bien, j’ai une immense sympathie pour l’heure Navajo…
OK. J’essaye de ne pas faire perdre leur temps au gens, et qu’ils ne me fassent pas perdre le mien. J’essaye de tenir les horaires de mes rendez-vous professionnels et de ne pas être en retard quand j’ai rendez-vous avec un ami ou quand je suis invité à dîner. Et basta.
Pour le reste, je vis à mon rythme, avec un réveil qui en moyenne doit me servir réellement une ou deux fois par mois. Et c’est bien suffisant. Je vis 80 % du temps à la campagne, je travaille à mon compte – sans pointeuse, sans patron derrière moi pour compter mes heures, qui sont très inégales, en fonction de l’actualité, des besoins de mes clients et de mon humeur. Je n’ai besoin que d’un téléphone et d’un ordinateur, et je peux travailler à peu près n’importe où. Tout cela a un « prix ». Des « prix », même, mais je les paye volontiers.
Je hais les montres, les réveil-matins et les agendas. Je HAIS les fêtes imposées – Noël tenant le pompon. Je suis du genre à décider le matin même où je pars en vacances, à prendre trois jours au diable sur un coup de tête et je ne sais pas planifier mes vacances en me disant que tel jour je fais ceci, et tel jour cela. Du coup, si je voyage seul, j’en rate, mais c’est ainsi.
Je déteste et m’énerve vraiment quand quelqu’un, même un ami, trouve intelligent de me demander le 3 janvier ce que je ferais le 8 septembre, en sachant pertinemment que rien n’est encore programmé et en pensant que cette anticipation lui donne une sorte de droit d’antériorité sur mon agenda. FUCK. J’ai dans ces cas-là envie de mordre.
Je sais que pour ces amis qui aiment à planifier, mon comportement doit avoir l’air d’une fuite. Qu’ils doivent penser que je ne les aime pas.
C’est faux, je les adore. Mais ce que je déteste, c’est que le monde tienne dans une grille, dans un plan. C’est dans les blancs des cartes qu’il reste un peu de mystère et d’aventure. C’est toujours à l’improvisade que surviennent les meilleurs moments de l’existence. Alors je crois qu’il faut être un peu confiant et rester attentif à ce qui peut survenir, justement, dans les déchirures des agendas.
Ainsi soit-il.
================================
(a) Pierre BONDIL, « Entretien avec Tony Hillerman » in. Polar – n°1, p.18-62 oct 1990 – Ed. Rivages, Paris.
(1) Et cette expérience se double d’une autre : celle du cycle. Avec les révolutions célestes et les saisons. Mais cette vision du cycle est si intuitive que nous en… inventons ? décelons ? partout. Reproduction à l’identique du temps du rêve, de la Cène. Cycles économiques, courts, long, de Kondratiev ; cycles politiques – l’idée courre de Platon au Vigo d’Eumeswil ; cycles économiques impulsés par le calendrier électoral, de Nordhaus. Mais c’est même le modèle de notre compréhension du vivant – de la chronobiologie chinoise aux cycles circadiens, menstruels, boucles de rétroaction cybernéticiennes maintenant notre homéostasie ; et de la physique – cycle de l’eau, cycle du carbone. L’astrophysique n’innove pas vraiment avec du moins sa question de savoir si la grande inflation du big bang ne sera pas suivie d’une grande contraction…
(2) produire, jouir : impossible (ou mensonger) de poser entre ces deux verbes une relation simple. Il faudra que j’y revienne.
(3) Intéressante cette notion de productivité. Sa hausse signifie en première approche : produire plus par unité de temps. Ce qui signifie une sorte de monopolisation, de densification de l’instant et une exigence de « concentration » de la conscience sur l’acte de produire. Et pourtant, en deuxième approche, et le débat sur le temps de travail le prouve, la tendance est d’appréhender la productivité sous l’angle du temps disponible : 24 heures par jour, 7 jours par semaine, 52 semaines ou 365 jours par an. Et la productivité est alors directement corrélée à l’invasion du temps par l’activité productive.
(4) dont on ne peut que regretter qu’elle ait surtout donné lieu à un film d’action grand public plutôt qu’à quelque chose de plus réfléchi.