Mon chautauqua, encore.
Contradictions. Chez un être humain, une cohérence complète de la représentation du monde porte un nom : la psychose. Il faut donc accepter les incohérences. Parmi les miennes : en étant un misanthrope intransigeant et soupe-au-lait (doux euphémisme), m’entourer assez généralement de personnes paisibles, sensibles et altruistes ; ou encore : être pompier volontaire.
Histoire de poser le décor… Je suis pompier dans un village de 300 âmes (plus quelques petites communes avoisinantes). Des âmes en général âgées. Des âmes qui n’ont en majorité pas un rond. Les couples retraités ici ont en général 700 euros pour vivre ; et certains agriculteurs encore actifs s’en sortent avec environ 300 euros par mois. Dans ces conditions (qui me changent de mes eaux habituelles – clients, étudiants, famille ou compagnons de beuveries…), tous ces prétendus « concepts » soit-disant ‘survivalistes’ ou ‘écolo’ – l’autosuffisance, l’autoconsommation, l’autoconstruction – relèvent juste de la pratique et de la débrouille quotidienne, mais ce n’est pas de ça que je veux parler.
Non, pour aujourd’hui, pendant que le souvenir est encore vif, je veux fixer sur le papier le fruit d’une journée de tournée pour les calendriers(1). Je sais que les médecins, les ambulanciers, les aide-soignants vivent cela tous les jours ; je n’entends donner aucune leçon, formuler aucun jugement. Je livre simplement les choses telles que je les ai (donc : subjectivement) vécues.
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D’un an à l’autre, le rituel est immuable. On met l’uniforme, on prend la pile de calendrier, une voiture, et le porte à porte commence. Les chiens aboient quand on arrive, commencent par grogner puis se radoucissent quand les maîtres nous accueillent. On est dans 80 % des cas invités à entrer, dans 70 % des cas on nous propose, selon l’heure et l’hôte, un verre, un café, un chocolat. Échange rapide : le calendrier contre une somme variable ; un brin de causette et au-revoir, meilleurs vœux. Oui, on espère ne pas vous revoir avant l’année prochaine. Et on recommence.
Tout est dans le brin de causette.
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10h30. Il y a un brouillard à couper au couteau, mais il ne pleut ni ne neige, c’est déjà ça. Nous commençons au bout de la route d’A. par une maison intégralement fermée ; pas de chance, on repassera. De l’autre côté de la route, on va chez Robert*. Robert est célibataire, divorcé, je crois. Plus que porté sur la boisson ; il vivote de petits boulots et de beaucoup de chômage et les travaux de titan qu’il a entrepris pour retaper sa baraque en ruine semblent végéter. Végéter au point mort. Il faut dire que son mode de vie lui a valu un infarc, il y a 6 ou 7 ans. Tiens, 4 voitures ; en cette période de fête, c’est bien que Robert ne soit pas seul, mais nous savons ce que nous allons trouver, après nous être faufilés entre la bétonnière et les bleus de travail élimés qui sèchent mal dans la brume. Il sont six dans la cuisine. La bouteille de pastis sur la table a déjà pris un gros gnon, et la pièce empeste la cigarette. » T’es nouveau dans la commune ? » Ça fait un bail que je Robert est sur ma tournée, et il ne me remet toujours pas, mais bon, il reconnaît mon collègue, amen.
Robert n’a pas de sous et nous propose de repasser : ok, on le fera. Nous refusons le pastis offert de bon coeur : à 10h30, les convives sont déjà bien attaqués, et nous ne faisons que commencer notre tournée . En outre, avec le pastis, Robert a tendance à remplir ses verres de cantine… en ne laissant qu’un ou deux centimètre(s) en haut, pour l’eau.
10h45. Une des choses terribles dans certaines des maisons où nous entrons : l’odeur. Chez Lucienne, elle est aigre, écœurante, et puis on s’y habitue. Lucienne nous fait entrer avec les mêmes excuses que l’an dernier pour la façon dont elle nous reçoit. Comme si nous pouvions lui en vouloir. Elle se déplace avec des cannes anglaises et nous amène, pas à pas, très lentement, vers son salon tout sombre, tout propre et qui même tout propre semble poussiéreux, avec ses petits bibelots de bric et de broc. Lucienne est tombée et s’est cassé le sternum il y a maintenant un bon moment, mais ça tarde à se ressouder. A près de 90 ans, rien d’étonnant. Dans la cuisine, sa fille handicapée et en état de dépendance totale nous regarde passer sans nous voir ; elle, a 68 ans. Elle nous raconte que ses autres enfants sont venus pour Noël, un peu de lumière dans un quotidien et un avenir sombres ; nous parle de sa santé, de sa fille – les sujets d’une inquiétude palpable, évidente. Compréhensible.
11h20. Après plusieurs maisons fermées, ou sans réponse à la porte, j’arrive à celle de Monsieur et Madame K. Une maison « cossue » dans le goût d’ici : grosse voiture devant la maison. Tour carrée, meubles en bois lourd, carrelage marron façon début des années 80. Une famille de meuniers, autrefois ; on « a du bien », on le reconnaît ouvertement, on le montre avec une ostentation retenue. Là encore nous refusons poliment le verre gentiment offert. Deux trois mots sur la vie du centre, oui, nous avons quelques nouvelles recrues, on montre leur bobine sur la photo de la dream team. Deux trois mots ensuite sur l’actualité, les gilets jaunes en prennent pour leur compte – ici et parmi mes interlocuteurs en tous cas, personne ne comprend ni n’approuve leur action.
11h30. Les frères R. sont trois, les trois au RSA. Ils vivent, et l’un au moins dort dans la cuisine, entre le poêle et la télévision. La longère n’est pas retapée mais j’ai vu pire (ce vieil homme qui avait frôlé l’intoxication au CO avec sa cheminée tirant mal, dont la « cuisine », précédant immédiatement la chambre-pièce-à-vivre, était composée d’une pièce au sol de terre battue avec un évier). Ici, l’odeur ne parvient pas à se faire oublier : la pièce sent le graillon, l’oignon, la sueur et le vin rouge dont une bouteille entamée et plusieurs vides trônent sur la table, comme l’an passé, comme l’année d’avant, et celle d’encore avant… je suppose que ce ne sont pas les mêmes. Toujours éméchés mais gentils et jamais bavards, les frères R.; de toutes façons, la télévision hurle horriblement.
Comme chaque année, ils donnent 10 euros et comme chaque année, j’ai honte ; l’impression de commettre un vol, un poids sur le cœur en sortant dans la cour étroite, manquant de me heurter à la voiturette sans permis.
Théorème de l’utilité marginale décroissante : il est tellement évident que ces 10 euros représentent pour le trio un effort sans comparaison avec l’effort que représentent pour les K. les 20 euros qu’ils déboursent annuellement.
Euh… je ne juge, n’évalue ni ne gradue la générosité des uns ou des autres. Ce n’est pas le propos. J’exprime un malaise personnel à me faire en partie subventionner de 10 euros par des gens qui en ont plus besoin que moi ; en sachant aussi que j’ai dans mon équipe des sapeurs-pompiers qui vivent très en dessous du seuil de pauvreté (et n’ont donc aucune raison d’éprouver ce malaise). Et il y a des gens qui prétendent y voir clair sur ce qui est ou n’est pas juste. Ils ont de la chance.
11h40. Un « parisien » ; c’est sa maison de vacances. Il grommelle un b’jour et disparaît chercher son portefeuille. Son Shitzu se prend pour un Malinois, et nous restons devant le portail dans la brume humide qui ne se lève pas vraiment. Trois minutes passent à regarder le chien vociférer, avant que son maître ne revienne avec 10 euros et un sourire. Merci, bon réveillon à vous, au-revoir.
12h00. Six maisons vides plus tard, nous concluons que nous sommes bon pour revenir un autre jour dans cette partie de la tournée. L’anglais non plus n’est pas là… Je propose au collègue de pousser jusque chez les autrichiens – une fille et un mec aux airs d’écolos façon conquête du Larzac, cuvée 68, qui vivent de je ne sais quoi – mes collègues non plus ne savent pas – au beau milieu des champs. L’an dernier, la maison était inoccupée et semblait à l’abandon, mais elle n’a jamais eu l’air vraiment entretenue. Cette fois, c’est vraiment à l’abandon. La grille bée et le vent a démantelé le store-bane dont le tissu déchiré pendouille lamentablement. Pas sûr qu’ils reviennent un jour.
12h30. Alexandre, un voisin agriculteur. Enfin, voisin, façon de parler : nous avons deux champs mitoyens, et nous entendons bien. Apéro sympa au milieu des enfants qui courent partout, surexcités avec leurs cadeaux de Noël. On parle de tout et de rien. A mon goût surtout de rien, mais ce n’est pas pire que dans un bar rock. Sauf que je suis quand même plus dans mon élément dans un bar rock.
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13h30. On repart, plusieurs maisons fermées. On arrive chez Elodie D. , une autre des trois-quatre maisons « bourgeoises » de ma tournée. Coupé sport devant les boxes, piscine couverte-découvrable, jaccuzzi extérieur, canapés de cuir crème. Le mobilier est un copier-coller de celui des K., à moins que ce ne soit l’inverse. Symbole majeure de réussite, une télévision grosse comme un boeing trône au milieu du salon immense et diffuse un jeu télévisé.
D’habitude, on nous file nos 20 euros, on échange deux banalités et on nous raccompagne poliment au portail. Pas cette fois. C’est que Madame D. vit seule maintenant. Je le sais parce que j’ai vu son mari partir en hélico il y a deux ans. Il est mort sur le trajet pour l’hôpital. Je me souviens quand on l’a emmené sur le brancard – c’est ce que je déteste le plus dans ce boulot : le visage de l’entourage, ceux qui restent, impuissants, à regarder leur vie foutre le camp, quand nous arrivons trop tard, quand nos moyens et ceux du SAMU ne suffisent pas, etc, etc.
etc
Du coup, je n’aime pas non plus revenir dans ces maisons, mais bon, il va falloir faire avec et assurer ce petit bout de conversation. Les enfants d’Elodie ne sont pas venus cette année pour les fêtes. Elle semble s’en moquer voire féliciter, mais je ne peux m’empêcher de noter que, pour la première fois, elle nous parle d’elle ; de sa carrière ; de son petit fils qui est handicapé – il y a un fauteuil roulant pliant juste à côté de la porte, « pour quand il vient ».
Richesse ? Confort ? Omni vanitas.
13h45. Frédéric, agriculteur, un des notables de la commune. Membre du conseil municipal, maison toute neuve. On croirait qu’un Leroy- quicraint a vomi à l’intérieur : murs beiges et gris-taupe, cuisine grise et rouge avec table-repas dix fois trop haute, poêle « désigne » d’une marque archi-connue. Bon, c’est son problème. Accueil poli dans l’entrée. Et soudain cette réplique. « Oui, on en a besoin, les pin-pon. Je l’ai bien vu pour ma mère, l’an dernier ». A 50 ans, le Frédéric a les larmes aux yeux. Reprenant sa contenance, il embraye sur deux ou trois explications que je n’écoute que d’une oreille, tentant de situer mon interlocuteur dans la trame complexe des relations familiales d’une commune où tout le monde se connaît et co-existe depuis toujours, et où j’ai débarqué il n’y a que 10 ans sans avoir jamais fait le moindre effort d’intégration. Je n’y arrive pas, comprend en tous cas que sa mère est décédée et que, coup de chance, je n’étais pas sur cette intervention.
14h05. De retour vers mon hameau. On va déjeuner, et ensuite faire la tournée des voisins proches, ceux que je connais mieux. Les relations sont bonnes. Le plus jeune a 70 ans : le plus âgé 95. On rit parfois, mais le ton d’ensemble est triste.
Avec mon collègue, on les écoute, on parle de leur santé. Diabète, BPCO, problèmes cardiaques, dialyse… Je connais leurs problèmes, parfois pour avoir déjà eu à intervenir chez eux. Ils évoquent leurs souvenirs, leur jeunesse – pour moi, un autre monde.
On aborde, bien sûr, l’actualité. Ils ont l’impression que le monde, vu de leur télévision allumée du matin au soir, est devenu fou… Ceux qui conduisent encore, et en ont besoin parce que la première supérette est à un bon quart d’heure, s’inquiètent du contrôle technique. Tous ont des voitures qui ont au moins 20 ans et savent qu’ils n’auront pas les moyens d’en changer en cas d’échec au contrôle technique. « Et allez demander un prêt à une banque à 75 ans avec 600 euros par mois ». J’opine du chef. Que puis-je faire d’autre ?
Une fois que j’ai eu accepté de boire un tord-boyau, on me raccompagne, mais pas moyen d’atteindre la porte : le sujet d’une de leurs amies est venu sur le tapis. Elle souffre d’un cancer généralisé. Vrai ou faux, tout le monde semble en imputer la responsabilité à ce produit contre les poux du blé qu’elle a abondamment et sans précaution manipulé quand elle était « active »(2). Le récit de ses souffrances endeuille les au-revoir.
Dehors, une nuit sans lune est tombée, et le brouillard s’est redensifié. La marre au diable, le romantisme en moins.
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Dans la voiture en rentrant chez moi, je soupire.
Je n’en ai pas rajouté. Je n’ai pas synthétisé les expériences de plusieurs années. C’était vraiment la journée, comme elle s’est passée. OK, clairement, cette année, c’était pire que d’habitude.
Peut-être parce que la commune vieillit et que les gens meurent (le nombre de maisons vides dans le bourg croit chaque année) et que la vieillesse et la mort ne sont pas drôles.
Peut-être parce que certains commencent à m’avoir vu dans le paysage plusieurs années de suite et parlent plus. Je n’y crois pas trop.
Peut-être aussi que c’est moi qui vois de plus en plus les choses en noir. En tous cas, plus ça va, plus je trouve noire cette période dite « des fêtes ».
Maintenant il y a ça :
Honnêtement, être pompier ne me dit pas plus que ça. Je le suis devenu parce que les premières urgences sont à une heure de route. Seule solution si on veut un accès au personnel de secours quand ce sont les secondes ou les minutes qui comptent : être le personnel de secours.
Mais ça prend beaucoup temps, et même quand on s’est renseigné « disponible » sur le planning, quand le bip sonne, ce n’est jamais le bon moment ; et je garde pour moi d’autres considérations parce que je respecte sans réserve le devoir de réserve et que je n’ai pas envie de les voir retirées de leur contexte.
Bref tout cela fait que, quand j’aurais terminé ma période actuelle d’engagement pour 5 ans, je m’interroge sérieusement sur le fait d’en recommencer une ou pas. En général, depuis un an, après chaque activité « pompier », je me dis : j’arrête. Mais ce soir, j’ai un vrai doute.
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* bien entendu, les noms ont été modifiés.
(1) Un point que la majorité des gens ignorent : c’est aux pompiers volontaires de payer leurs assurances pour leurs activités de volontaires ; en pratique, c’est l’association loi de 1901 ‘amicale des sapeurs pompiers de trifouilly-les-oies’ qui paie, pour éviter au volontaire de payer de sa poche. Les calendriers alimentent le budget de l’amicale que chaque amicale complète le cas échéant comme elle peut par un cross, un loto etc. Donc les calendriers payent les cotisations d’assurance, et de temps en temps, les croissants les matins de manœuvre, une bouffe avec les collègues et leurs familles. De temps en temps, un cadeau pour un départ en retraite ; les gerbes de fleurs pour les monuments aux morts, les morts – et, moins triste, les mariages.
(2) Amusant, ce terme d’actifs. Pour la majorité des ruraux que je connais, ce mot s’avère être une belle connerie citadine. Même retraités, la plupart sont hyperactifs, du lever au coucher ; rentrer du bois, entretenir le potager, récolter le miel… Ceux-là ne cessent d’être actifs que lorsqu’ils deviennent impotents.