Il faut vraiment lire, relire plusieurs fois, l’excellent article de Tim Ingold : « Culture, nature, environnement. Vers une écologie de la vie »(1).
Qu’il soit clair que je ne prétends pas ici résumer cet article – trop riche et trop dense, trop fécond et passionnant en tous cas pour ma perspective ; mais plutôt l’utiliser, dans cette perspective que je reconnais sans problème très différente de la visée anthropologique et méthodologique d’Ingold, pour développer l’un des points que personnellement j’y vois illustré – et/ou que j’en retire, je ne sais trop.
Cela commence ainsi.
« Lorsque l’on poursuit des rennes, il arrive souvent un moment décisif au cours duquel l’un des animaux prend subitement conscience de votre présence (…) reste cloué sur place et vous regarde fixement dans les yeux. (…) Les biologistes expliquent que ce comportement est une adaptation à la prédation des loups. (….) Pour les Cree, si les rennes (ou Caribous comme on les nomme en Amérique du Nord) sont si faciles à tuer, c’est parce que l’animal s’offre lui-même intentionnellement dans un esprit de bonne volonté et même d’amour à l’égard du chasseur. »
Ici, Ingold démontre admirablement comment face à cette interprétation du comportement du renne par les Cree, la pensée occidentale (des anthropologues tant que des biologistes) réagit, à partir du « postulat de la supériorité de la raison abstraite ou universelle », par un « double désengagement de l’observateur par rapport au monde », avec a) « une division entre l’humanité et la nature » (« éliminer la nature ») et b) « une division à l’intérieur de l’humanité entre les peuples « autochtones » ou « indigènes » qui vivent dans des cultures, et les occidentaux éclairés, qui transcendent toute forme de culture » (« éliminer la culture »).
A cette approche « occidentale » (?) donc, Ingold oppose qu’il est possible de « contester la supériorité supposée des explications scientifiques sur les explications indigènes » et répond en ces termes : « si nous voulons un jour parvenir à une écologie capable de renouer avec le processus de la vie elle-même(2), (…) il est nécessaire que nous descendions des cimes imaginaires de la raison abstraite pour nous resituer dans une relation active avec notre environnement »(3). Il plaide ainsi pour une approche de l’écologie.
Exemples de relations actives avec l’environnement ? Ingold en cite deux qu’il analyse au fil de sa démonstration :
– la façon dont chez les Walibri, en Australie, se fait l’initiation du jeune garçon, par un « grand tour » du territoire durant lequel lui est enseignée « la signification totémique des différents lieux traversés »(4)
– le travail de Janáček fixant les mélodies du langage ; (bon sang, le sujet est si énorme qu’il faut y revenir à part).
Et voilà la conclusion d’ingold :
« Ce que les explorations dans les fondements de la connaissance ont révélé, ce n’est pas une science alternative, « indigène » plutôt qu’occidentale, mais quelque chose qui se rapprocherait d’une forme de poétique de l’habiter. Je soutiens que c’est dans le cadre d’une telle poétique que doivent être compris les récits des Cree portant sur des animaux qui décident eux-mêmes de s’offrir aux humains, les histoires des Aborigènes sur les ancêtres surgissant des points d’eau, les tentatives de Janáček pour transcrire les sons de la nature et les efforts de mon père pour me faire découvrir les plantes et les champignons de la campagne ».
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Et maintenant, je m’éloigne assurément d’Ingold. Je n’ai en fait aucun doute sur le fait qu’à présent, je trahis sa pensée. Qu’il me pardonne.
Mon sentiment est :
Premièrement, que cette poétique de l’habiter donne aux choses un sens subjectif, une orientation à la vie et à l’univers et qu’ici, la signification touche au sacré – en tant que supérieur, séparé du profane – ici, du non-poétique, si vous êtes fâché avec Mallarmé, j’en suis navré – et justement, porteur de sens.
Deuxièmement, que cette poétique fait défaut à l’homme occidental (post-)moderne, relativiste-pluraliste, consumériste et spectacularisé. Pire : elle lui est retirée en amont et en aval de toute formulation poétique du monde.
En amont, par la double prétention scientiste et post-moderne. Pour ce qui est de la science, elle se donne en première approche comme retirant la question du sens, en méprisant volontiers la poésie(5), pour y substituer l’explication froide de l’enchaînement causal – et il faut se pencher sur les – à proprement parler – mystères de la physique la plus ardue (théorie des cordes, astrophysique…) pour renouer avec des interrogations d’une ampleur suffisante pour ensorceler l’être. Quant aux postures « critique » et « post-moderne », leur refus chez l’une, de la métaphysique, chez l’autre, du récit ne laissent guère de place qu’à l’absurde.
L’absurde est peut-être une conquête de la modernité, seulement ce qui aurait pu être un mieux d’épanouissement libre n’a guère pour l’heure justifié que la poursuite des systèmes d’aliénation antérieurs, le sens en moins. Et il me semble, que) parmi les manifestations de cet état de fait, en aval de toute tentative de repoétisation du monde, cette dernière se voit happée par le double-broyeur putassier de la machine publicitaire et communicante et de l’industrie culturelle – celles-là qui vont débusquer dans les sub-cultures toute esquisse d’un pas nouveau pour s’en saisir et le commercialiser(6).
A tel point que ne reste au lecteur-télespectateur-consommateur que la possibilité d’un énorme travail de filtrage et de généalogie à rebours de la marchandisation pour retrouver dans le produit, sous les couches des formes galéniques tapageuses, clinquantes à vomir, et en dose homéopathique, la trace du dict.
D’un dict pointant autre chose, qui, même absurde, donnerait sens – et peut-être, peut-être plus que sens : tens, comme dans tension, intensité.
La question m’étant dès lors : comment retrouver une poétique de l’habiter ?, ma réponse est : écrire, photographier, filmer, peindre – ce que l’on veut – pour « décaler le monde » ; se glisser dans les failles, les angles morts, les catacombes de la ville, de la culture, de cette modernité devenue folle. Aux portes du désert, mon bidonville à moi, construit autour de ses temples : dernier royaume pour moi habitable.
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(1) cf. le rassemblement d’articles : Tim Ingold : Marcher avec les dragons, 2013, éditions zones sensibles, Bruxelles, 379 pages.
(2) Que ce mot de processus est important. Note pour moi-même : voir l’analyse (« hainienne ») proposée par la Miss Ursula, dans The Telling, des bouddhismes et du taoïsme comme « religions du processus ».
(3) Suivent (a) une reformulation absolument essentielle de cette problématique sous l’angle de la dichotomie nature-culture ; à laquelle il faudra impérativement que je revienne ; et (b) une réflexion nécessaire à la démonstration d’Ingold (dans ce post, je saute directement à sa conclusion) sur le rapport organisme-esprit/ environnement-monde, rapprochant et opposant Bateson et Lévi-Strauss.
(4) « Les vérités du Rêve sont (…) immanentes au territoire et lui sont progressivement révélées ». Noter ce mot de révélation. Intéressant passage, souligné par Ingold, de l’exotérique à l’ésotérique – avec la monstration comme éducation de l’attention. Note pour moi-même : peut-être le point d’articulation entre le dict et le zen ? si tant est que le dict montre la poétique de l’impermanence comme lieu de séjour.
(5) C’est loin d’être toujours le cas. Un Stephen Jay-Gould, un Jean-Pierre Luminet – et tant d’autres – montrent que l’on peut évidemment être homme de sciences et poète. Avec le temps, j’en suis simplement venu à considérer l’ingénieur lambda pour qui la poésie, c’est raconter de la merde avec les mots, comme un singe inférieur, dont le contact est à fuir de toute urgence.
(6) publicité et industrie culturelle – les liens entre elles confinent à la plus vulgaire partouze – sont ainsi, enfin, si l’on me demande mon avis, les ennemis publics n°4 et 5 après les (n°3) la distribution, (n°2) les détenteurs des infrastructures technologiques et logicielles de ce monde, et (n°1) le capitalisme financier et énergétique ; en attendant qu’à la porosité de ces catégories succède leur inévitable fusion. Que l’avènement de pareils Léviathans puisse être pensé comme une réussite de la modernité en dit plus long que toute critique sur les aberrations intellectuelles sous-jacentes de cette modernité.