chocolat à l’ancienne

« Comment on fait le chocolat à l’ancienne ? » demande la serveuse qui, il y a quelques instants, m’a apporté mon café. Elle travaille ici depuis deux, peut-être trois semaines. Son physique et son accent, la suggèrent d’un « pays de l’Est » – je ne saurais dire lequel, et aussi bien, je me trompe du tout au tout.

La semaine dernière je me suis déjà fait la réflexion qu’elle n’a pas l’air bien vive, mais je me suis gardé et me garderai bien de conclure sur ce point, ayant l’expérience de ma profonde idiotie lorsqu’à l’étranger, je tente de m’exprimer avec les vingt à trente mots de vocabulaire et expressions que les impératifs de survie et de politesse imposent d’apprendre.

Elle, en maîtrise plus de trente ; mais parle encore très mal le Français. En fait, elle ne comprend pas grand chose à moins que le client ne passe sa commande en parlant très lentement et en séparant bien les mots. La méthode est efficace, qui m’a permis d’obtenir mon grand crème et mon « pain chocolat ».

Mais là, il y a ce quidam, grand, mince, raide, chaussures ridiculement pointues et  gueule de cadre ; monsieur veut ce chocolat chaud à l’ancienne qui figure sur la carte.

Panique.

Comment on fait un chocolat à l’ancienne ? L’autre serveuse répond en soupirant à la nouvelle-qui-ne-comprend-rien : il faut mettre le lait dans la tasse et le chauffer, et chauffer le chocolat dans un petit pot séparé.

Panique.
– Où est le chocolat ?
– Chais pas, demande à Machine.
Machine, à l’évidence, est ce qui tient lieu de chef à cette heure matinale, et n’est donc pas en salle.
Panique.
La serveuse s’éclipse en courant – les chaussures pointues s’impatientent- retour de la serveuse avec une Machine qui maugrée : « je suis sûre que les garçons en ont préparé hier… Tiens c’est là. » Et les yeux de machine lancent des éclairs : le pot en plastique de base chocolatée trône, bien en évidence, à côté du percolateur. Les chaussures pointues s’impatientent davantage.
Panique.
La serveuse bafouille une excuse à Machine qui a déjà tourné les talons en soupirant. La serveuse contemple la mixture un peu figée au fond du haut récipient translucide et cherche un outil pour l’attraper. Le renard et la cigogne, enfin, la cigogne sans le renard. Elle jette son dévolu sur une espèce de longue cuillère en inox, de celles que l’on met dans les verres de sirop, l’été. Longue, mais trop courte pour cet usage, inadaptée. En se collant du chocolat plein les doigts, elle parvient à remplir le petit pot et l’enfourne dans le micro-ondes avant de retourner en courant prendre les commandes. Panique : il est 7h50, c’est la queue pour les croissants et les cafés à emporter.

Les chaussures pointues trépignent, mais il me semble que deux ou trois bonnes minutes passent. Le micro-ondes tourne et vrombit toujours. Je pense : ohlàlà. Les chaussures pointues tonitruent : « excusez-moi, mais vous n’auriez pas oublié mon chocolat ? » Si j’étais à leur place, j’en ferais sûrement autant.

Panique.

La serveuse revient. On dirait qu’il y a eu dans le four une explosion de chocolat à l’ancienne. Elle soupire, veut faire vite, attrape la tasse, la lâche brutalement. Maintenant, il y a même du chocolat hors du four. Elle attrape un torchon essuie le pot et remet du chocolat dedans. Les chaussures pointues sont hors d’elles ; pas grave : cette fois, plus de panique, la serveuse repasse le lait au bec de vapeur pendant que le chocolat chauffe, récupère le tout sur un plateau et l’apporte avec un « désolée pour l’attente » aux chaussures pointues qui, du haut de leur mètre quatre vingt dix la toisent exactement comme il convient de toiser la dernière-des-dernières-connes-de-la-création. Ce type m’insupporte même si je sais parfaitement qu’à sa place, une nouvelle fois, j’en ferais probablement autant.

Et la tête basse, la dernière-des-dernières-connes-de-la-création, maintenant informée de son statut, revient, reprend son torchon et termine de le salir en épongeant la base chocolatée dans et devant le micro-ondes. A voix basse, mais pas assez pour que je ne l’entende pas, elle dit : « mais j’en ai marre moi ». Et nos regards se croisent, elle comprend que je l’ai entendue. Elle doit aussi se douter que je vois qu’elle a les larmes aux yeux.

Je lui adresse ce que je voudrais être un sourire mi-triste mi-encourageant mêlé d’une une moue de « oui, je sais, il y a des matins comme ça ». Et je lui dit : « j’espère que vous ne vous êtes pas trop brûlée« .

Elle répond, fort et clair : « si, je me suis brûlée fort« . Et me montre ses deux doigts écarlates.

Je hoche la tête avec une grimace douloureuse, mais elle est repartie servir la cohorte des pressés qui doivent être à-l’heure-au-bureau et viennent déjà de se lever une ou deux heures plus tôt que d’habitude pour subir les bétaillères surbondées des matins de grève.

Je n’ai pas eu le temps de lui recommander : mettez vos doigts dans l’eau. Réflexe inepte d’ex-secouriste au pays des jouets. De toutes façons, elle ne trouvera pas les dix ou vingt minutes qu’il lui faudrait patienter la main sous l’eau pour éteindre la brûlure.

Je regrette de lui avoir réglé mon café par carte bancaire sans penser le moins du monde à lui laisser un pourboire – et, par exception en costume pour l’ennui à suivre, je n’ai pas une pièce au fond des poches.

Et puis il faut que j’y aille. Je jette un au-revoir-bon-courage aux serveuses trop débordées pour l’entendre ou répondre.

Je pars à ma réunion inutile en me disant que je hais la Défense. La Défense et les quartiers « d’affaires ».

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9 réponses à “chocolat à l’ancienne

  1. cela étant, je suppose que la métonymie tient à mon incapacité à. considérer ces chaussures comme réellement habitées. Dans cette histoire, c’est moi le freak :(

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  2. le roquet que j’héberge dans mes 160 cm de haut en mourrait d’envie, et tout dans le style des chaussures fines m’aurait il y a bien des années fait trouver un pretexte pour en venir aux mains avec elles. Mais je suppose que la posture psychologique de la serveuse m’a plus ému que celle, somme toute banale, des chaussures.

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  3. Pas de pistolétade, de chocolat jeté chaud à la figure de chaussures pointues.
    Mais, 190 cm réduits à 30 cm de chaussures fines, voilà la fiction. Freaks

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