fin de partie

A de rares exceptions près, qui tendent à se raréfier, mes amis sont des amis de longue date.
Et eux aussi tendent à se raréfier.

Il paraît que c’est un des signes du vieillissement, de limiter ses interactions sociales.

Mais comme un autre signe de vieillissement est la réduction de sa sphère d’intérêts et d’activités et que ma sphère d’intérêts et d’activités souffre à la fois d’un renouvellement constant et d’une expansion perpétuelle, je me rassure.

Et puis il y a aussi le fait qu’on apprend avec le temps :

que la vie est une machine à séparer les gens.

Et qu’il vaut mieux ne rien attendre d’eux, car il existe trop de personnes infiniment décevantes – des personnes que l’on aime, certes, non moins infiniment, au point de faire avec ; de réviser à la baisse les attentes que l’on a d’elles, et qui même ainsi déçoivent et déçoivent encore, dans une chute par paliers qui ne se termine pas, si bien qu’est acquise à moment donné cette certitude : il n’y a RIEN à attendre d’elles. Peu importe, ça n’empêche pas de les aimer. Il y a aussi, bien que rarissimes, des cas contraires, solides comme des rocs ; j’y viens.

En revanche, l’un des vrais signes du vieillissement est qu’autour de soi, les gens que l’on aime commencent à partir. « Partir ». Sainte-Euphémie, puisses-tu rôtir en enfer. Ils ne partent pas, ils meurent.

Cela posé, voici cette histoire que je veux garder en mémoire.
Pour moi, elle recèle beaucoup de leçons et je sais que je n’ai pas fini de les tirer.
Je la partage au cas où d’autres peut-être, y trouveraient quelque chose. Je ne sais pas.

*   *
*

Il y a de cela 30 ans, il y avait Miliouchka. Une merveille de fille aux yeux noisette, qui parlait en grec antique à son chat, et dont, après avoir été l’ami – une des deux, trois, quatre ? pas plus en tous cas, vraies rares relations poétiques de ma vie –, j’étais devenu l’amant-amoureux-fou.

Et la meilleure amie de Miliouchka, une chinoise du nom de Ne-Tsing, (peut-être avec Miliouchka la personne la plus naturellement littéraire que j’aie rencontrée – l’une est devenue éditrice, l’autre auteur), avait aussi son amoureux. Un type étrange, tout mince, aussi grand que j’étais nain, avec des yeux un peu brillants, les ongles généralement en deuil et une barbe à la Raspoutine. DR-C3 était en maths sup bio.

Curieusement ou non, la mayonnaise prit immédiatement, et je me souviens encore que notre première rencontre, un hasard de trottoir, s’était prolongée fort tard. Les filles nous ayant abandonnés, nous étions restés à papoter en plein hiver debout dans la rue, lui forcément un peu voûté devant mon mètre soixante, emboîtant des idées iconoclastes, sur lesquelles je rebondissais avec mes propres théories – bien sûr non moins contestables, on ne raconte rien de valable à ces âges-là (après non plus, mais on en est conscient, ou on croit l’être). Oh, j’oubliais. Il parlait déjà couramment chinois, et entrecoupait ses élucubrations sur la génétique de citations commentées des classiques taoïstes…

Bref, se passa ce qui devait se passer. Au milieu des années 1990 Miliouchka me quitta et je noyais mon chagrin en soirées gothiques ou en écoutant My Bloody Valentine et Sonic Youth dans les catacombes ; puis, un ou deux, sans doute deux ans plus tard, Ne-Tsing quitta DR-C3. Nous broyâmes du noir ensemble, traînant nos peaux estudiantines devant des films de kung fu et dans les pires bouges des quartier chinois de Belleville et du XIIIe. A moment donné DR-C3 fit des pieds et des mains pour entrer en première année de médecine, en plus de son cursus en biologie qui ne lui suffisait pas.

Je ne me suis jamais tellement mêlé d’interpréter mes amis et leurs motivations. Mais je me souviens que par bribes, en plusieurs fois, il me narra le décès de son père victime, devant lui, d’un arrêt cardiaque. Il m’avait affirmé clairement qu’il ne voulait plus expérimenter cette impuissance et qu’il avait un compte à régler avec les maladies cardiaques. S’il avait su. En tous cas, je ne fus pas surpris quand, devenu médecin, il commença par se spécialiser en cardiologie.  

Entre temps, les années et « l’an 2000 » – que cette expression est maintenant datée – étaient passés. Il y eut pour moi le service militaire suivi d’une entrée un peu chahutée dans la vie professionnelle, où, la même année, beaucoup de choses s’effondrèrent pour moi. Puis, pour lui, les stages, l’internat, encore les stages. C’est à cette époque que nous échangeâmes le moins.

Je finis néanmoins par apprendre un soir autour d’une dizaine de bières (il fallait rattraper le temps perdu) qu’après avoir voracé plusieurs DU, il avait jeté son dévolu sur la réanimation et l’anesthésie – il était intarissable et passionnant sur les relations entre ces deux métiers. Et aussi, qu’il avait enfin, après Ne-Tsing, trouvé un autre grand amour. Une jeune femme qui, malheureusement, souffrait d’une terrible mélancolie délirante. Je revois DR-C3 me racontant comment, au haut d’un promontoire donnant sur un paysage magnifique, il avait dû l’empêcher de sauter pour « se fondre dans le paysage ».

Et nous continuâmes notre chemin, croulant tous deux sous notre travail respectif et nos lubbies personnelles, mais gardant cette fois le contact par les réseaux sociaux, qui, une fois apparus, me servirent au moins à cela. Et puis un matin, il posta quelques lignes sur Facebook, racontant sobrement comment son amour s’était suicidée.

La vie avait fait que je ne l’avais jamais rencontrée, mais j’assistais à son enterrement, dans une des magnifiques églises orthodoxes de la capitale. Pendant un bon moment, nous nous vîmes beaucoup plus avec DR-C3.

Puis il y eut pour moi quelques années de troubles divers où j’oursifiais dans ma caverne comme je le fais dans ces cas-là ; et pendant ce temps-là, DR-C3 rencontra Mia, le troisième grand amour de sa vie – (à ma connaissance ; sans doute y en eut-il d’autres dont j’ignore tout, ni lui ni moi n’étions très expansifs). Mia lui donna deux filles, adorables bouts de chou qui, si je ne me trompe doivent avoir respectivement trois et six ans.

L’été dernier, entre deux confinements, nous avons pu faire une promenade au jardin des plantes. Il faisait une chaleur folle, et après s’être copieusement barbouillée de glace au chocolat la cadette, que je portais sur mes épaules s’endormit sur ma tête en me bavant sur le front et en collant son chapeau de toile devant mes yeux.

C’est la dernière fois que j’ai vu DR-C3. Je crois l’avoir rarement vu aussi heureux et fatigué – fatigué pensais-je comme peut l’être en 2020 un anesthésiste-réanimateur de l’APHP ayant deux enfants à charge. Peut-être.

Depuis nous avons échangé sur les réseaux sociaux – DR-C3, calme et posé « dans la vie réelle », devenait comme fou à l’écrit, produisant sur Facebook des pavés de 300 lignes presque sans ponctuation, mêlant sa connaissance fascinante des langues et des cultures asiatiques, son goût douteux pour les animés et les idoles de la K-pop-J-pop, à des considérations médicales et épidémiologiques sérieuses, aux réalités humaines épuisantes de son métier, et à ce mélange que je n’ai connu que chez lui, de misanthropie et de vraie bienveillance universelle. DR-C3 était cela : peut-être la personne la plus universellement et généralement bienveillante que j’ai connue. (Comme St-L0 est le type le plus droit – peut-être le seul type droit – que j’aie jamais rencontré).

Il y a quelques jours, DR-C3 évoquait en commentaire l’enthousiasme de ses filles pour AC-DC qu’elles venaient de découvrir à la suite d’un post de ma chérie. Et je me suis dit que je devrais leur signaler le remarquable Hanazawa de Tatuki Seksu (un clone japonais de My bloody Valentine avec une voix d’idole J-Pop). Je ne l’ai pas fait ; et je le regrette ce soir.

Je regrette chacun des mots que je n’ai pas échangé avec DR-C3 depuis lundi.

* *
*

Ce matin, ma chérie attire mon attention sur un post inquiétant sur la page de DR-C3. Traduit d’une langue asiatique par le traducteur automatique de FB. Un post que je ne veux pas citer, mais qui malgré la qualité épouvantable de la traduction ne laissait aucune ambiguïté.

Dans un premier temps, je n’y ai pas cru. La famille, d’autres amis de DR-C3 non plus, et j’ai reçu un ou deux messages de personnes qui comme moi s’interrogeaient sur la réalité des choses. Mais depuis des années nous n’échangions plus que sur FB et Messenger, et je n’avais pas même un numéro de téléphone pour tenter de joindre DR-C3.

Je suis parti à la pêche aux informations. Et quand je les ai eues, j’ai dû présenter mes condoléances à des gens aussi incrédules que moi. Personne n’a rien vu venir.

DR-C3 est décédé d’une crise cardiaque, sur son lieu de travail.

Je sais qu’il a parfaitement su ce qui lui arrivait.
Je sais qu’il a dû penser à son père ; et s’inquiéter pour sa femme et ses filles.
Je sais qu’il a dû se dire que, puisqu’il était en milieu médicalisé, ses collègues allaient le prendre en charge à temps.
Ça n’a pas été le cas.

Je ne sais pas et ne saurais jamais quelle auront été la part de l’atavisme et celle du surmenage.
Je ne sais pas s’il me pardonnerait de raconter sa vie comme cela, sur Internet, même en cryptant les noms – mais c’est ma façon de fixer le souvenir ; un hommage ; et à ma décharge, sa femme et lui se livraient volontiers sur les réseaux sociaux ; plus que je ne le ferai jamais.

Surtout, je sais que ce soir, deux gamines adorables ne verront pas rentrer leur père.
Et je sais que j’ai perdu l’un de mes plus vieux amis, et qu’il y en aura sans doute d’autres avant que je ne passe à mon tour l’arme à gauche.

Souvent quand je perds un proche, me vient un texte, crypté ou non, que j’espère joli et émouvant. Il l’est au moins pour moi, c’est l’essentiel. Là, non, pas un mot, autre que ce texte nul. Pourtant DR-C3 le mériterait. Ça viendra peut-être. Pour l’instant, il n’y a que ce film qui tourne en boucle ; ce film et mon évidente impuissance.

Je vais laisser passer la vague ; et puis je reprendrai contact avec plusieurs personnes auxquelles je n’ai pas donné signe de vie depuis top longtemps (enfin pas celles qui comme Gros d’Oeuf, 0r-n4 ou 9R-39 n’en ont pas envie et ont délibérément pris la poudre d’escampette) et j’essaierai de les voir ; ailleurs que sur les réseaux sociaux, quand on pourra ; parce que ça va trop vite et qu’on ne voit rien venir. Et puis un jour les gens qu’on aime ne sont plus là.

Voilà. C’est tout. Et alors ?

Eh ben,ça fait mal.

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