Mon chautauqua.
Hervé est mort. Je ne le connaissais pas ; ou plutôt, je le connaissais fort peu bien que nous ayions longuement hanté les mêmes lieux, et ayions eu en commun nombre d’amis ou de fréquentations. On se connaissait de vue, à peine ; je ne lui ai jamais dit mon prénom et je ne connaissais le sien que parce qu’il était le chanteur de Wallenberg. En fait, je crois que sur ces décennies, nous n’avons pas échangé plus de 50 mots. La dernière fois que je l’ai croisé, c’était avant un concert de Wallenberg au Supersonic ; Hervé avait une canne et, je crois, sortait de l’hôpital. J’avoue : je n’étais pas là pour Wallenberg, qui n’a jamais fait partie de mes groupes préférés, mais pour Little Nemo – et pour sourire en écoutant AinSophAur. Je n’ai jamais su ne pas sourire, en voyant AinSophAur sur scène.
Avec Hervé, notre première rencontre, ou en tous cas, la première dont je me souvienne, avait, d’entrée, clôt toute possibilité de coexistence. Il avait sorti, sur un sujet dont j’ai tout oublié (mais dont je me demande s’il n’empestait pas un mysticisme de charlatan), ce qui m’était apparu comme une énormité ; je lui avais rétorqué quelque chose qui devait avoir la diplomatie du : ça ne te dérange pas de raconter n’importe quoi ? Au lieu de répondre, il l’avait pris de fort haut, et, en désignant une jeune femme qui m’accompagnait, que lui ne connaissait pas, et qui n’avait pas même ouvert la bouche, me lâcha, du ton que devait avoir Tyrésias : « tu devrais l’écouter, elle a des choses à t’apprendre. Elle a plus vécu que toi. Avant. Tu verras. » La messe était dite : nous étions mutuellement le sale con de l’autre. Ou plutôt: nous nous étions mutuellement rangés dans la catégorie : personne sans intérêt.
A tort ou à raison, je l’avais identifié comme l’un de ces égos que comptait alors par pléthores la scène goth, un de ces narcisses convaincus d’être au centre de quelque chose ; sans doute, cela fait partie des idées que peut susciter le fait de monter sur scène, et d’avoir des fans. Mais je refuse de graviter autour de qui ou quoi que ce soit : si l’univers a un centre, ce dont je doute, ce n’est certainement pas un être humain, et je tiens que tout être humain aspirant à la centralité mérite humiliation, liquidation et oubli.
Mais ce n’est pas le sujet et je n’avais aucune rage envers Hervé. Et aujourd’hui, je me dis que, peut-être après tout, ce garçon, que je connaissais fort peu, n’a eu ce jour-là qu’un mouvement d’agacement (justifié ou injustifié, je ne saurais le dire, ne me souvenant plus vraiment du sujet de notre échange) d’être pris à partie par ce qui n’était, de son point de vue, qu’un jeune blanc-bec. Il faut dire que Wallenberg s’est formé en 1983, alors que je n’avais que 10 ans et qu’il me faudrait encore 4 ou 5 ans, avant que de mauvaises fréquentations ne m’inoculent définitivement le virus des musiques froides.
Si c’est cela, je dois, rétrospectivement, dire que je comprendrais cet agacement. Il n’y a pas un an, j’ai dû prendre sur moi pour ne pas rabattre sèchement le caquettant caquet d’une donzelle de 23 ans que j’abandonnais pour rejoindre un de mes antres de perdition favoris, lorsqu’elle m’a lâché : « c’est ça, va écouter du mauvais post-punk à la M*** » – parce que la phrase, dénotait une remarquable méconnaissance de la programmation musicale du lieu ; et parce que non, en ayant 23 ans en 2020 et en ayant découvert l’existence même de ces sons en 2018, on n’en a ni fait le tour, ni ce que je considère comme le début d’une connaissance.
D’autant que cette génération, (quand elle n’y inclus pas un prétendu « industriel » qui ressemble à l’EBM autant que je suis thaïlandais et doit davantage à l‘électro la plus pourrie) tend à subsumer sous cette appellation ce que la mienne a longuement disséqué en fines sous-catégories (avis aux jeunes : pour une vision d’ensemble voyez les magnifiques Carnets noirs publiés en 2003 chez Esprit Livres).
Et puis penser qu’on a fait le tour de quelque chose ou de quelqu’un relève probablement d’un infantilisme profond – ce n’est pas une chose que cette amie est prête de comprendre. Cela étant, je ne peux pas lui en vouloir, maintenant qu’en repensant à Hervé, je me dis que, très certainement, j’ai cru beaucoup trop vite l’avoir cerné. Catalogué.
Toujours est-il qu’Hervé est mort. Ce n’est pas le premier, c’est loin d’être le dernier. Seulement, je sais que viens le temps où l’ardoise de nos excès va nous être présentée. Cela a commencé il y a longtemps avec les morts en moto, et ceux que la drogue a ruinés, transformés en épave, ou avalés ; maintenant, ce sont chez les amis pour l’instant, les hernies, les crises de goutte. Bientôt viendront, inévitablement les cancers alcooliques, tabagiques, les diabètes et les dialyses. Et il y a ces nouveaux amis qui s’invitent à vie, à fauche à droite, les maux de dos, et chez certains, les rhumatismes. Je me souviens d’un crêteux, veste à clous et lunettes noires, que je surplombais du balcon, lors d’un concert, qui, entre deux groupes, avait chaussé d’autres lunettes avec ce geste typique du presbyte qui recule son téléphone mobile pour mieux le voir. Nous y sommes. Allons y être. Raison de plus pour en profiter.
Hervé est mort et je pense à Nash, à Morgan (qui ne me liront pas, puisque rarissimes sont ceux de mes amis qui connaissent l’existence de mes blogs, et que la majorité ceux qui les connaissent n’ont pas ou plus de raison d’y aller) à Nash et Morgan, qui ont perdu un ami ; à ce morceau de Tuxedomoon, Funeral of a friend, qui m’a, il y a bien longtemps, inspiré une nouvelle.
Dix ans après l’époque où j’ai écrit cette nouvelle, je me souviens avoir dit à Lilienchka que, s’il y a un paradis, nous y serons tous réunis dans un cave, à boire des bières et écouter du rock. J’aurais aimé y croire à l’époque.
Aujourd’hui…. j’aimerais me dire que j’aimerais y croire.
Bref.
Sans rancune trop tard,
A la tienne, Hervé.