DNG : déviance narcissique généralisée

Parlez-moi de moi ; il n’y a que cela qui m’intéresse. L’évêque d’Hippone avait tout dit. Deux amours, deux cités – l’amour de soi jusqu’à l’oubli de Dieu a fait la cité terrestre, les institutions iniques des hommes.

– STOP.

J’aurais comme dans l’idée que le mal était fait à la seconde où les hommes se sont détournés des forces multiples, concrètes et inhumaines de la nature, et se sont retranchés derrière les murs de leur cité (de leur culture) pour vénérer une unique divinité à la fois beaucoup plus lointaine et beaucoup plus humaine : puisque perfection centrale et créatrice inscrite dans l’éternité, mais humaine tout de même – Christ l’a prouvé – dont nous ne sommes que les pâles images. De ce point de vue, il est impossible de ne pas envisager le christianisme comme un humanisme : un système où l’homme vénère une idée de l’homme. Parménide encore.

Pardon, Augustin ; mais je te l’emprunte et je rectifie, plus en accord avec ma pensée : un seul amour a fait une seule cité : l’amour de soi jusqu’à l’oubli des dieux a fait la cité terrestre, et nous y pataugeons toujours. Plus que jamais.

Il a simplement fallu le temps – quelques siècles – pour que cela pénètre bien les esprits ; se démocratise, descende des cerveaux lettrés jusque dans les cerveaux crétins, passe insidieusement de l’anthropocentrisme à l’égocentrisme, de l’humanisme… aux réseaux sociaux.

Et maintenant – tada ! – je suis partout. Je colle ma pomme à gauche et à droite.

Là, c’est mon blog avec mon CV et ma photo. Là c’est mon groupe de musique. Là, c’est moi en vacances, c’est chouette, hein ? Et là c’est mon gosse, il est beau hein ? Eh, et mon chien aussi, non ? Cliquez sur j’aime. Dites-moi que je suis beau. Et original. Et intelligent aussi : vous avez vu, j’ai cliqué sur j’aime Nieztsche, G pa lu mé C kool. Sinon j’aime aussi Fast and furious, trop bien, non ? Est-ce que tu aimes que je clique sur « j’aime fast and furious » ? Attendez, c’est pas fini. Je vais aussi sur des forums vous raconter comment j’ai monté mon placard. C’est bien, non? Et j’ai aussi une chaîne youtube où je montre comment je monte les œufs en neige et comment on fait monter la mayonnaise de son putain de néant de vie. Alors, dis, tu cliques sur j’aime ?

Je suis partout. Le monde parle de moi, parle pour moi. Mes vêtements, la déco de ma maison. Ça vous parle ? Cliquez sur j’aime. Et le monde me parle. Si ça ne me dit rien, je clique pas. Je suis ce que j’aime – je me l’approprie – je suis un vampire.

Je me souviens de cette poule que mon ami B3-T0 m’avait présentée, et qui se pâmait : j’adôôôre Shakespeare. (je n’avais pas pu m’empêcher de répondre : ah bon, moi je trouve ça nul…). Le genre qui cliquait « j’aime » sur la page Shakespeare. Shakespeare était à elle, personne mieux qu’elle ne pouvait le comprendre. Il y en a pour qui c’est Shakespeare, d’autres pour qui c’est Madonna. Vampires.

Je suis partout*, tellement partout que je me projette dans le monde. Je dégouline dessus, dedans, je m’immisce dans l’encre des livres, dans la pensée des artistes, dans les atomes de la peinture du salon. Je suis invasif, je suis viral.

Dans cette situation, le désir est inextinguible ; l’accumulation et le consumérisme découlent directement de cette course effrénée de l’ego vers les choses – dans les choses. Et forcément, entre huit milliards de virus invasifs, la compétition est rude. Les ressources, l’espace manquent. L’écosystème en pâtit, mais qu’importe : le monde virtuel offre des ressources inépuisables à conquérir. Il m’arrive de me demander si un conflit mondial ne naîtrait pas d’un soudain arrêt de la progression des capacités en octets de mémoire disponible pour tous ces egos.

Pareil narcissisme – pareille théâtralisation de soi – est impossible sans une double infantilisation.

Infantilisation dans la recherche perpétuelle de l’approbation – ce qui est l’exact inverse de l’autonomie. Cliquez sur j’aime, que je me voie dans vos yeux tel que je veux être.

Infantilisation parce que dans cette « logique » aberrante : avoir, c’est proclamer et proclamer, c’est être ; vouloir être, c’est être. Étrange renversement historique par rapport à un moyen-âge où, nous dit Pastoureau, signifier c’était être. Nous ricanons de la logique médiévale, mais il n’est pas sûr que nous ayons gagné au change.

Cette double infantilisation, c’est celle de l’acteur – cette enveloppe vide que l’on paye d’applaudissements lorsqu’elle fait bien semblant ; celle du faussaire dont les mensonges sont récompensés. Ce n’est pas pour rien que l’acteur, hère et proscrit dans l’occident médiéval, occupe aujourd’hui… le devant de la scène.

Si « conquête de l’autonomie » il y a eu, elle s’est éteinte quand la « société du spectacle » a basculé dans « l’ère du vide »* : une société – non, pas une société, une querelle d’esclaves – désirant et infantilisés – heureusement trop couards et mous pour en venir aux mains, au mieux wannabes, au pire, faussaires.

Mais quel beau progrès nous avons là !

Je clique sur j’aime…

* « Je suis partout », si vous ne connaissez pas (ignare !) jetez un œil à votre moteur de recherche préféré. La pertinence cette phrase pour notre société qui conchie Brasillach n’a rien de drôle ; elle peut néanmoins faire sourire.

** A l’accélération de la chute correspond ce carambolage d’interprétations et de références ; la dernière mentionnée n’est pas nécessairement celle qui suscite le plus de sympathie.

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11 réponses à “DNG : déviance narcissique généralisée

  1. Sans doute aucun, je crois atteint votre but.
    « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Chez vous, la pureté est épure
    lustralechimique.

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  2. J’essaie de m’accrocher.
    De gangue à langue

    Prendre un mot joli
    Le placer dans une cornue pour le débarrasser de sa gangue jolie.
    Mort du mot-bibelot
    Le mot suffit ?
    Travail d’une vie

    Aimé par 1 personne

  3. Oui ; mais aussi, en marge de ce continuum – equarrissage, distillation, condensation – d’une parole, un autre usage du langage, une autre fonction. Annexe, abaissée, relative. Avec le gouffre qui sépare l’esse-ntiel de l’inter-esse-ant. Je ne sais si je suis clair….

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  4. Avoir son propre gueuloir, une chambre anéchoïque, sourdine d’une trompette, Chet.
    Un vivier où croît l’énergie de l’idée.
    Puis, tour de potier, donner forme à la matiere.
    Avoir le courage de jeter est difficile.

    Aimé par 1 personne

  5. Je vous vois
    En revenir à l’écriture comme ascèse
    Retrait analogique
    Et certainement vous avez raison
    Ce serait mieux en tous cas que mes vociférations

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  6. Pingback: The Ecology of Withdrawal (Frontiers in Psychology) – anarquie en autarcie, hérésies archaïstes

  7. Pingback: Retiré, neet… et hikikomori ? | anarquie en autarcie

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